Quand Jibrayel mène en bateau...
Le port de tête haut, l’air bonhomme et un demi-sourire aux lèvres, Henri Jibrayel, 68 ans, 1m83, costume foncé et, comme à son habitude, frisettes grisonnantes plaquées et gominées, s’avance à la barre de la 6e chambre correctionnelle, lundi 9h, ce 31 août. En cette rentrée, le conseiller départemental des Bouches-du-Rhône et ancien député PS des quartiers nord, de 2007 à 2017, est le centre de toutes les attentions. Et la lumière, ce « fils d’immigrés libanais né dans un box à cheval » et qui a quitté « l’école à 13 ans » comme il le rappellera à plusieurs reprises au tribunal, aime ça, même quand elle éblouit trop… L’élu est soupçonné d’avoir fait financer pour plus de 70 000 euros, en mai 2011 et en juin 2012, quatre mini-croisières sur des ferries de l’ex-SNCM pour 2 400 petits vieux de sa circonscription par l’association Les Seniors des 15/16 et d’autres associations du secteur. Toutes subventionnées par le conseil général des Bouches-du-Rhône, majorité PS à l’époque, présidé par le multi-mis en examen Jean-Noël Guérini.
C’est d’abord une lettre anonyme adressée au procureur en 2011, désignant plusieurs associations de la circonscription d’Henri Jibrayel comme « poumon des détournements » qui a mis à le feu aux poudres. Puis deux articles. Le premier, dans La Provence la même année, montre un Jibrayel chemise blanche, tout sourire au milieu d’une foule de seniors lors de la première croisière, lançant au journaliste – à tort assure-t-il à la barre aujourd’hui – avoir réglé la sortie en mer avec sa réserve parlementaire. Puis un second papier du Canard enchaîné qui revient sur le financement des croisières. Pour les juges d’instruction qui ont choisi de renvoyer l’ancien député devant le tribunal correctionnel, l’enquête « a mis en exergue un système visant à détourner des subventions, via des associations de quartier n’ayant aucune autonomie, dans le but de financer des opérations à visée électorale ».
Des pantins…
Dans le cadre de la prise illégale d’intérêt, il est aussi reproché au conseiller général d’être intervenu en sa qualité d’élu dans l’attribution desdites subventions aux associations de sa circonscription, Les Femmes de Séon, La Maison de la solidarité et Les Seniors des 15/16. La première association avait pour présidente à l’époque l’attachée parlementaire de Henri Jibrayel, Berthe Quero, mise en examen mais décédée en 2014, également vice-présidente de la troisième association concernée. La seconde association est présidée, quant à elle, par la sœur de cette dernière, qui avouera n’avoir été qu’un prête-nom. Claude Garcia, 75 ans, brun, veste bleu marine, peu prolixe, président de l’association des Seniors du 15/16 est jugé lui aussi durant ces deux jours pour complicité. Là où Jibrayel est tout en déploiement, lui reste recroquevillé sur son siège,la tête basse. Le CD13, aujourd’hui LR, se porte partie civile.
Le tribunal est présidé par la juge Céline Ballerini. En l’espace de trois mois, elle en a vu passer d’autres à la barre de la 6e chambre correctionnelle : le maire de Sanary, Ferdinand Bernhard en juin et Karim Zeribi, conseiller régional en juillet. C’est pas un Henri Jibrayel qui va l’impressionner… Elle revient sur les PV d’auditions du président de la SNCM et de son directeur commercial qui ne laissent aucun doute sur le fait que c’est bel et bien l’élu qui a négocié les croisières auprès de leur services, obtenant même une ristourne de 15 % sur celle de 2011 – à l’époque la Société nationale maritime Corse-Méditerranée va mal, et lui est député et membre de la commission des affaires économiques… La visée électorale ne trompe personne : « J’ai trouvé ça politique, malin », note Marc Dufour, président du directoire de la SNCM et lui-même élu à Montpellier, dans sa déclaration aux enquêteurs. « Ce qui vous est reproché Monsieur Jibrayel, c’est d’avoir été derrière l’organisation de ces croisières, de les avoir impulsées, précise la juge. Et d’avoir fait financer ces sorties par ces associations qui, semble-t-il, roulaient pour vous, subventionnées grâce à votre intervention au conseil général. » Elle insiste, interpellant Jibrayel : Berthe Quero ainsi que Claude Garcia, tels des « pantins entre vos mains » semblent « avoir agi pour votre compte ».
« Je vous parle sur mon honneur Mme la juge ! »
Jibrayel s’en défend, il a juste servi de « relais » avec l’association des Seniors. Quero, il respectait son parcours militant et politique depuis longtemps et il a choisi d’en faire une proche collaboratrice. Quant à Garcia, il dit ne le connaître que depuis 1999, comme président d’association, « sans plus ». « Pourtant dans sa déclaration, votre fils Sébastien Jibrayel [actuel adjoint aux sports de la mairie de Marseille, issu des listes de Samia Ghali. Ndlr] affirme que c’est un vieil ami de la famille… », taquine la juge. L’ancien député le réfute. Mais la présidente ne comprend pas. Si ce n’est pas lui qui pilote le projet des mini-croisières – qu’Henri Jibrayel préfère requalifier en « sorties en mer » – alors pourquoi est-ce via son mail que se fait l’échange avec la SNCM ? Pourquoi est-ce lui qui semble préférer avancer la sortie en mai plutôt qu’en juin 2011 (afin qu’elle n’apparaisse pas dans ses comptes de campagne) ? Pour quelle raison, selon les déclarations du directeur commercial, monsieur M., est-il allé faire une pré-visite du bateau ? Jibrayel nie totalement avoir mis les pieds sur le ferry avant la croisière, et encore moins avoir négocié les dates. Et concernant les échanges de mails, il affirme que c’est Berthe Quero qui répondait via sa boîte. La juge ironise : « Monsieur M. a rêvé alors ? Pourtant il dit que vous avez bien visité le bateau. On peut difficilement vous confondre avec quelqu’un d’autre monsieur Jibrayel, surtout pas avec monsieur Garcia ! » L’élu maintient sa position : « Je n’ai pas eu le rôle qu’on me prête ! » Et de répéter à l’envi pendant ces deux jours, comme pour essayer de s’en convaincre lui- même : « Je vous parle sur mon honneur madame la juge ! Ce n’est pas ma culture, je suis un élu de la République et je respecte la justice de mon pays. »
Le soldat Jibrayel
La juge s’excuse d’insister et cite les propos tenus par les deux cadres de la SNCM au sortir de l’audition de l’un d’entre eux, alors sur écoute : « Ce couillon, il était à bord et tout le monde le sait car, y compris le jour où il a fait la la croisière, il s’est fait prendre en photo. […] Ce couillon dit qu’on ment ! » Ils se mettent ensuite d’accord sur les propos à tenir devant les enquêteurs concernant l’avance des dates de la première croisière, afin de ne pas trop charger l’élu. « Peut-être qu’ils se sont aperçus qu’ils faisaient des déclarations mensongères et ont voulu sortir le soldat Jibrayel qu’ils avaient eux-mêmes mis dans la tranchée ? J’ai l’impression qu’ils veulent me dédouaner quelque part… » La moue de la juge en dit long.
Claude Garcia s’avance à la barre. Difficilement audible, peu bavard, il tranche avec un Jibrayel tout en circonvolutions… Malgré son statut de président d’association qui a engagé autant de milliers d’euros pour balader des vieux vers le Frioul, il n’a pas l’air au courant de grand-chose. Ce qui a le don d’irriter la juge : « On a l’impression que vous êtes un extraterrestre, que vous ne prenez aucune initiative […] mais on ne peut pas s’engager dans un projet d’une telle envergure sans rien dire ! » On ne le voit même pas sur les photos de la croisière. Il ne sait plus ce qu’il a signé ou pas, quelles subventions ont été demandées ni à qui. « L’argent des subventions ne poussent pas dans les jardins, monsieur Garcia ! […] Quand on demande une subvention, l’idée c’est la traçabilité », insiste-t-elle. À presque toutes les questions, la réponse du président fantoche est la même : « C’était Berthe Quero qui gérait ça. » Les deux hommes n’ont que son nom à la bouche.
Mise en examen mais décédée de maladie en 2014, Berthe Quero est sans contexte celle qui aurait pu apporter le plus de réponses au tribunal. Son ordinateur, fouillé par les enquêteurs, fournit quelques éléments… Elle était au cœur de toutes les associations précédemment citées, c’était celle qui savait remplir les dossiers de subvention. Mais elle était surtout peu scrupuleuses des deniers publics. Faisant des transferts d’argent d’une association à une autre, réglant en grande partie les croisières avec les comptes des Femmes de Séon et de la Maison de la solidarité, encaissant aussi des chèques à son nom, au nom de son fils et de sa mère. Sans pour autant, reconnaît le tribunal, s’être enrichie personnellement. L’audition de sa sœur, laissera entendre qu’elle était « totalement dévolue » à Henri Jibrayel. Et sous-entendra qu’elle aurait pu faire « des choses » pour lui.
Une histoire de crêpes
La lecture de nombreux PV d’audition laisse peu de doutes sur l’implication d’Henri Jibrayel comme « gérant de fait » des associations précédemment nommées. Les témoignages parlent de réunions où « il convoque », des repas où « il invite », des goodies qu’« il distribue »… Il s’en défend. Pour lui, il y a personnification et confusion dans la tête des gens. « Henri Jibrayel, Henri Jibrayel, je ne suis pas narcissique ! Peut-être que quand il pleut ou qu’il fait orage, c’est moi aussi ! », s’agace l’élu. Un responsable du club de la Cabucelle (15e) indique que selon le président d’association qui propose une sortie, on sait quel politique régale, et dans le secteur il y aurait deux gamelles, celle de Jibrayel et celle de Samia Ghali (ancienne maire du 15-16, deuxième adjointe au maire de Marseille) : « Les sorties de monsieur Garcia, dans la tête des gens, c’est Jibrayel qui offre », laisse entendre le responsable de club.
Petit à petit, le tribunal amène l’impulsif Jibrayel sur une pente glissante : le découpage des territoires et cette fameuse histoire de crêpes, citée par de nombreux témoins, toujours pas digérée par le conseiller départemental. À l’époque, Guérini avec lequel Jibrayel est en froid, envoie son rival, le conseiller général PS Rebia Benarioua, sur son secteur. Ce dernier propose d’offrir des crêpes aux adhérents d’une association du troisième âge. Jibrayel en est informé et s’y oppose. Il explique à la juge que ça ne se fait pas, que c’est de la « politique politicienne de bas quartier ». « Il venait chez moi, moqueur ! », maronne-t-il. La juge sourit. Il tente de se rattraper : « Chez moi… je veux dire sur mon territoire, pas dans les clubs. » Jibrayel s’enfonce : « Peut-être j’ai fait un lapsus… » Et la juge de questionner : « Est-ce qu’il y a une sorte de contrôle des associations ? » « Moi je n’ai la main mise sur rien. Mais c’est une culture, c’est comme ça dans tous les cantons de Marseille, on associe toujours le conseiller général à la subvention », défend-il.
Un système féodal
La fin des débats de la première et longue journée (dix heures) se poursuit sur le vote des subventions auquel l’élu a participé et qui conditionne la prise illégale d’intérêt. Pourtant, il ne voit pas le mal, se défendant de ne pas être à l’origine des associations incriminées ni d’en avoir « le carnet de chèques ». « Je ne peux plus rien voter alors ! », lance-t-il au tribunal. « Si, mais pas si vous avez un intérêt personnel dedans ! », insiste la juge. Par la suite, Jean-Noël Guérini fera un audit sur ces trois associations, classées en rouge, et elles n’obtiendront plus de subventions. « Ne me parlez pas de ce monsieur, il est infréquentable ! », s’emballe l’ancien député.
« Vous êtes le symptôme ou l’agent d’une maladie qui vous dépasse »
Le deuxième jour, Henri Jibrayel est beaucoup moins affable, un peu sonné par la lecture – à la demande du procureur – de l’audition de cette fonctionnaire, en charge des subventions aux associations et témoin dans l’affaire, qui accuse le conseiller départemental d’être venu dans son bureau pour lui mettre la pression. Sonné aussi par la déclaration du chef de l’entreprise de goodies relatant que le fils Jibrayel, Sébastien, s’est présenté sous le nom de « Sébastien Garcia » pour lui commander foulards et autres babioles à offrir aux petits vieux, goodies que l’élu finira par régler lui-même, l’association des Seniors du 15/16 n’ayant plus un sou. [Sébastien Jibrayel, entendu en 2013, est ressorti libre de sa garde à vue. Ndlr]. Sonné enfin par la plaidoirie de l’avocat de la partie civile, Me Gilles Gauer pour le CD13, qui s’interroge. Henri Jibrayel tente-t-il de diminuer sa responsabilité ou au contraire est-il réellement convaincu que son comportement ne comporte aucun délit ? « Vous êtes le symptôme ou l’agent d’une maladie qui vous dépasse et la question est de savoir si l’intérêt vous survivra », l’accable-t-il. Et de conclure : « Vous vous partagez les circonscriptions et les cantons comme certains se partagent la Sicile et les Pouilles ! » Son avocat, Me Pierre Ceccaldi, quant à lui, plaide la relaxe, rappelant qu’aux yeux du droit, « le clientélisme n’existe pas ».
Le ministère public finit d’achever Henri Jibrayel, pointant du doigt que la seule défense de l’élu est de dire que les autres mentent : « Plus on prend les éléments factuels, plus il nous dit que c’est faux. » S’il précise qu’il n’y a pas d’enrichissement personnel, pour lui la question n’est pas là mais dans « l’objet final » de ses manœuvres qui, selon lui, est clairement électoral : « Sur son territoire, là où il est chez lui ! […] Nous sommes dans un système féodal basé sur la parole et sur la terre. ». Et le procureur d’asséner le coup de grâce : « Ce sont des pratiques de voyous plus que celles d’un élu local. » Il requiert à son encontre deux ans de prison dont six mois ferme mais aménageables, ouvrant l’option d’un bracelet électronique, 30 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité. Henri Jibrayel sera fixé sur son sort le 14 septembre.