Une kermesse militaire bien camouflée
« Il faut réfléchir, l’œil ne suffit pas », a proclamé Cézanne. Ce mois-ci, au pied de la Sainte Victoire, aucun hommage à l’artiste n’est prévu. Et c’est bien dommage. C’est donc parmi une population civile indifférente qu’est célébré, les 27 et 28 octobre, le 60ème anniversaire du lycée militaire d’Aix-en-provence (LMA) où des mineurs sont toujours élevés par des soldats. Successeurs des écoles militaires préparatoires, puis des collèges militaires, il existe en France six « lycées de la défense ». Bravant toute logique égalitaire, ils ne sont pas ouverts à la totalité des citoyens. Seuls ceux dont les parents travaillent « au service de l’État » y sont admis. 70 % des élèves sont enfants de militaires « en position d’activité ou en retraite ou blessés ou décédés en service ». Les autres sont des « ouvriers du ministère de la défense, des fonctionnaires titulaires, des magistrats de l’ordre judiciaire et des réservistes totalisant 10 ans de réserve opérationnelle ».
Au sein de l’armée, ces lycées sont surnommés « la grande porte » car 90 % des officiers en proviennent. Les élèves y portent un uniforme, vivent en chambrées, mettent le doigt sur la couture du pantalon tous les matins et reçoivent un enseignement à mi-chemin entre celui de l’éducation nationale et des officiers encadrants. Le règlement intérieur y est, bien sûr, très strict. Et le bizutage effréné… « Il y a trois églises où les intégristes se concentrent à Aix : Saint Jean de Malte, l’église du boulevard Gambetta, et la Cathédrale Saint Sauveur », explique Lucien-Alexandre Castronovo, conseiller municipal radical de gauche. Avant sa fiesta d’anniversaire au Pasino, c’est justement à la cathédrale Saint-Sauveur que le « LMA » fera messe basse sur la laïcité. Probablement en présence de la député-maire d’Aix Maryse Joissains, crucifix ostensible autour du cou, et de nombreux autres notables… (1)
Une armée de caste
Les lycées militaires traînent un lourd passif qu’un documentaire « Enfant de Troupe » retrace sans complaisance (2). « Pourquoi, en France et dans les ex-colonies françaises, éprouve-t-on le besoin de façonner, dès le plus jeune âge et durant huit à quinze ans, le physique et le psychisme d’enfants, d’adolescents, de jeunes adultes, pour en faire des officiers ? », s’interroge Bernard Richard, l’auteur du film. Lui-même enfant de troupe de l’âge de 10 à 18 ans au sein du lycée militaire d’Aix, il parcourt la région pour y projeter « ET » et tenter de briser la loi du silence qui perdure (3). « Pourquoi, comme dans les autres pays se réclamant de la démocratie libérale, ne forme-t-on pas le gros des effectifs d’officiers à partir de diplômés de l’université où sont enseignés et éduqués tous les jeunes citoyens ?, poursuit-il. Pourquoi les classes préparatoires aux grandes écoles militaires ont- elles disparu des lycées civils et sont-elles quasiment toutes regroupées dans les lycées militaires ? Pourquoi ces écoles sont-elles devenues des lycées de luxe séparant radicalement de leurs camarades civils, les enfants de la caste destinés à la carrière militaire ? »
Le long-métrage présente le passé du lycée sans s’en tenir à la version officielle de l’amicale des « anciens enfants de troupes ». « Le rôle d’un cinéaste n’est pas de prendre position pour la disparition d’une institution telle que les lycées militaires, souligne Bernard Richard. C’est au spectateur de s’interroger. Si les lycées militaires sont la pierre angulaire d’une armée de caste, si les idées d’extrême- droite, fascistes et racistes y trouvent un extraordinaire terreau, si l’idéologie qu’on y inculque est l’héritière des valeurs anti-démocratiques des guerres coloniales et des guerres civiles (putsch de 1961, pétainisme…), si l’ennemi qu’on y apprend à combattre est aussi “l’ennemi de l’intérieur”, c’est-à-dire le peuple, dès qu’il fait mine de se soulever contre la classe dominante, alors il faut se poser la question de la légitimité démocratique de tels établissements. »
En 1986, débute « l’affaire du lycée militaire ». Quarante lettres d’élèves arrivent en moins de dix jours sur le bureau du directeur du lycée pour demander le départ de deux professeurs, dont la pédagogie n’est pas selon eux « dans l’esprit de l’école ». Des enseignants qui, en vérité, dénoncent de graves pratiques : l’étude de chants nazis en cours d’allemand, des bizutages musclés, et autres faits indignes d’une institution républicaine. Après l’exclusion des professeurs indisciplinés et maintes péripéties, le commandement du lycée choisit de passer outre un jugement du tribunal administratif exigeant la réintégration des deux enseignants. Cette grande cabale, orchestrée jusqu’aux plus hautes sphères de l’État, reste toujours une zone d’ombre.
Claude Maignant, l’un des deux pédagogue déchu, n’était pourtant pas un dangereux gauchiste : fervent gaulliste, il avait animé en 1969 la campagne présidentielle de Pompidou. Les persécutions que Claude Maignant a subies sont relatées dans le livre « Les fous de l’Ordre » de Rémi Darne (4). Cet universitaire a été, à son tour, victime d’une cabale au moment de « l’affaire ». Étudiant à l’Institut d’étude politique, il fut privé de soutenance pour avoir publié le contenu de son mémoire. Son objet ? Une étude sur les connivences entre le milieu universitaire aixois, la municipalité, le clergé local, et l’institution militaire… Le lycée militaire d’Aix est-il rentré dans l’ordre républicain ? Le drapeau de la « corniche Lyautey » (7) fait-il toujours l’objet de rites ? Il fut celui des confédérés américains, les anciens « sudistes », ainsi que du Ku Klux Klan. Omniprésent lors des rites des « prépas » militaires, à Aix comme ailleurs, on le retrouve souvent sur les sites internet dédiés aux « traditions » (8).
« Il y a un monde secret à Aix, lance Lucien-Alexandre Castronovo. Au lycée militaire, ils ont recadré leur image après la période de “l’affaire”. Mais il faudrait tout de même y faire un travail d’investigation. » Une analyse de Claude Maignant publiée dans la revue Celsius en février 1989 résonne avec une étrange actualité : « Il existe un climat spécifique à la ville d’Aix-en-Provence et à la région. Bataille des municipales oblige, les forces de droite ne doivent pas être affaiblies sur… leur droite, et la gauche socialiste ne veut surtout pas gêner la politique d’ouverture du gouvernement, favorable aux notables considérés comme de grands électeurs. Une chose est sûre : l’occultation des responsabilités dans l’affaire du lycée militaire sert tous les notables dont la solidarité est sans faille au sein des institutions, toutes tendances confondues. » Après les bougies, nul ne doute qu’aux municipales, personne n’oubliera les cadeaux.
Jean-Baptiste Malet
1. Maryse Joissains n’a pas donné suite à nos demandes d’entretiens concernant le lycée d’Aix-en-Provence. De même que la plupart des élus aixois que nous avons contactés. Dont Cyril di Méo, candidat des Vert aux élections municipales et professeur au lycée militaire.
2. « E.T », de Bernard Richard. Avec les témoignages de Charles Juliet, Claude Maignant, Jean Cardonnel. DVD édité par Zagarianka productions.
3. Marseille, le 20 octobre : projection-débat à 17 heures en présence de Bernard Richard et de Claude Maignant, au Polygone Etoilé avec le soutien de l’union pacifiste du 13 et de la LDH, 1 rue Massabo (13002). Aix-en-Provence, le 22 octobre : projection-débat à 20h30 en présence de Bernard Richard et Claude Maignant, salle Le Cèdre, rue Jean Lombard, Jas-de-Bouffan avec le soutien d’Aix-solidarité. Toulon, le 24 octobre : projection-débat à 18 heures au Café culture en présence de Bernard Richard, 24 rue Paul Lendrin, organisée par l’antenne jeune Amnesty International.
4. Editions Henri Berger. (5) La « corniche » symbolise un rassemblement d’élève qui pérennise les traditions. (6) Pour exemple: http://flotteguepratte.free.fr
le Ravi a battu tous les records de vente chez les marchands de journaux à Aix-en-Provence (13) au mois d’octobre dernier. Nous nous sommes empressés de sabrer le champagne pour fêter cet engouement soudain dans la cité du bon Roy René pour la presse régionale satirique. Tout en nous demandant ce qui avait pu conduire les Aixois à s’arracher massivement et avec autant de passion notre mensuel. Depuis, des diffuseurs de presse nous ont confirmé un fait étrange : une mystérieuse « lectrice » a fait le tour de plusieurs kiosques en achetant, chaque fois, l’ensemble des exemplaires du Ravi disponibles. Alors pourquoi ? Mystère ! Seule certitude : dans ce numéro (45) du « mensuel régional qui ne baisse jamais les bras », une longue enquête était consacrée au lycée militaire d’Aix-en-Provence, à la sulfureuse réputation, qui fêtait son 60ème anniversaire. L’auteur y faisait une revue complète du lourd passif de cet établissement où, en 1986, deux professeurs furent exclus parce qu’ils avaient dénoncé de graves pratiques : étude de chants nazis, bizutages musclés et autres faits indignes d’une institution républicaine. Les enseignants n’ont jamais été réhabilités. Et la loi du silence de la grande muette a repris tous ses droits dans l’honorable institution. Supposer que l’énigmatique collectionneuse de Ravi les a stockés pour servir de cibles aux élèves du lycée militaire relève bien entendu d’un pur fantasme. En attendant, retrouvez notre article ci-dessus. Les droits de reproduction sont libres.
M. G.
« De vrais lavages de cerveaux »
Jean-Baptiste Malet a testé pour vous, d’août 2002 à octobre 2003, le lycée militaire d’Aix en classe de seconde puis de première. Testé sans approuver…
« Dès lors que l’on porte un uniforme et que l’on fait claquer ses talons le matin après la revue, on n’est plus tout à fait un civil. Les rassemblements sont de vrais lavages de cerveaux, se positionner dans la vie civile quand on sort de là est rude. Il m’a fallu de nombreuses années pour comprendre ce que j’ai vécu. La consommation d’alcool démesurée le mercredi dans les quartiers libres proprement orgiaques dans le parc de la Torse s’explique parce que les élèves y sont profondément dépressifs, bien qu’ils l’ignorent eux-mêmes. Un lycée militaire n’est absolument pas adapté à la formation d’une “élite”.
En 2003, de nombreuses Gamma, le logo de la milice française, ornaient les tables de l’établissement. Des photos de panzer, le char nazi, étaient affichées dans les armoires de certains élèves. Les réseaux d’extrêmes droites me sont apparus tentaculaires. Je me souviens notamment d’un tract du FN représentant habillement un billet St Exupéry de 50 francs avec au verso “Il vous manque ? Retour au franc !” et dont la distribution en liasse amusait tout le lycée.
Alors que les gradés m’interdisaient de m’abonner aux Inrockuptibles, beaucoup écoutaient en chambrées des groupes nazis comme “Légion 88”. Les gradés le cautionnent implicitement car ce sont des vecteurs de recrutement. Ils ont besoin de “tradis” pour encercler les élèves naturellement. À titre personnel, mon incapacité à tolérer l’intolérable m’a fait abandonner mon rêve d’enfant de “général casque bleu”. Je suis sorti profondément suicidaire en 2003. Aujourd’hui je souhaiterais que ces structures ferment et que l’on cesse de s’en prendre à des mineurs incapables de faire le discernement dans ce monde complexe. J’affirme cela sans crainte car tout le monde le sait là-bas. »
J-B. M.