« On n'en peut plus ! »
« Je soigne très jalousement les fils que j’ai tissés », écrit Ariane Ascaride dès les premières pages de Lettres à Pa’. Des liens d’amitiés qui la protègent comme « une forteresse ». Le fil qu’elle nous tend, de film en film, de rôle en rôle, nous guide aussi dans le labyrinthe de notre monde, parfois effrayant, et de nos vies, souvent chaotiques. Sa voix se mélange volontiers à celle de ses compagnons de bohème – Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan. Et elle s’emmêle, forcément, à celle de son mari, Robert Guédiguian, avec lequel elle a déjà tourné vingt films.
C’est le sort d’une comédienne d’être parfois confondue avec ses personnages. Pour beaucoup, à jamais, elle est Jeannette, la caissière solaire et amoureuse. Le rôle qui dans Marius et Jeannette, avec un César de la meilleure actrice, l’a révélée au grand public il y a bientôt 25 ans. Pour d’autres, elle est désormais Sylvie, la femme de ménage dans Gloria Mundi, confrontée dans sa chair aux ravages du capitalisme. Rôle qui lui a valu, en 2019, le prix d’interprétation à la Mostra de Venise.
Pour tous ceux qui la suivent, elle est le visage, tour à tour souriant ou tragique, mais toujours révolté, d’une ville, Marseille, et des gens de peu, ceux du Sud, si souvent grossièrement caricaturés. Dans la vraie vie, elle est une petite fille d’immigrés napolitains fuyant la misère. Née à Marseille, elle y a grandi dans une famille modeste auprès d’une mère employée de bureau et d’un père coiffeur puis représentant en cosmétiques. Un père politisé adorant le théâtre qu’il pratique en amateur. C’est à ses côtés, enfant, qu’elle grimpe pour la première fois sur les planches.
Étudiante en sociologie à Aix-en-Provence, elle y milite, parce qu’il faut changer le monde, à l’Unef. Où elle rencontre un certain… Guédiguian. Puis elle monte à Paris et entre au conservatoire où elle suit les cours d’Antoine Vitez et de Marcel Bluwal. Elle débute au théâtre dans des pièces mises en scène par Pierre Ascaride, son frère. La suite est connue. Elle se déroule toujours à l’ouest de l’Estaque où elle tourne de nombreux films. Mais aussi à l’est de Paris, où elle vit. Elle est aussi chez elle sur la scène des grands théâtres de la capitale.
Il aura fallu une pandémie mondiale, la mise sous cloche de toute vie sociale et culturelle, pour qu’elle signe son premier livre. Merci au Covid ! Dans Bonjour Pa’, publié au Seuil, elle adresse des lettres au fantôme de son père, depuis longtemps disparu. Ce texte, intime, singulier, écrit pendant le premier confinement, fait écho à la sidérante expérience collective vécue il y a tout juste un an. Une crise sanitaire révélatrice, jusqu’à l’absurde, de la violence et de l’injustice de l’ordre économique qui gouverne nos sociétés. On y retrouve, avec plaisir, son fil poétique et politique. Notre fil d’Ariane.
M. G.
le Ravi : Avec Bonjour Pa’, vous signez votre premier livre. Pourquoi maintenant ?
Ariane Ascaride : C’est une première, oui. Mais ce n’était pas du tout prévu. Augustin Trapenard sur France Inter avait, pendant le confinement, proposé à des gens d’écrire une « lettre d’intérieur ». Ce que j’ai fait. Le confinement était pour moi difficilement supportable. Écrire m’a enlevé l’enclume que j’avais sur l’estomac. C’était thérapeutique. Comme je ne me voyais pas m’adresser à des amis qui vivaient la même tragédie que moi, j’ai décidé de parler à mon père mort depuis des années. Et puis les éditions du Seuil m’ont demandé si je voulais développer la lettre que j’avais écrite pour France Inter. J’ai d’abord dit non en expliquant que cela avait été juste un geste. Mais ils ont voulu lire mes lettres au fantôme de mon père puis les éditer. Au départ, je n’y ai pas cru. Il a fallu que mon agent me montre le contrat d’édition ! Pour moi, c’est un cadeau.
Au début du premier confinement vous réagissez très violemment : « On nous enfonce la tête sous l’eau comme si on nous préparait à l’apocalypse. »
On a tous été traversé par des angoisses semblables. J’ai extrêmement mal supporté les débuts du confinement. C’était un peu comme si je me retrouvais dans un de ces films de science-fiction que je regardais quand j’étais ado et qui me terrifiaient. Cela dépassait mon entendement.
Très vite, vous êtes en colère aussi. Par exemple contre ces Parisiens qui sont partis dans leurs maisons secondaires…
Oui, c’est toujours pareil. Dès qu’il y a un problème, tout le monde se barre. J’ai vu des images à la TV, celles du périphérique où les voitures étaient les unes contre les autres pour quitter la capitale…
Une citation que vous prononciez dans un spectacle vous revient en tête : « A force de nous confiner, de nous contorsionner, nous avons fini par disparaître. »
Oui c’est dans L’Envol des cigognes, spectacle de Simon Abkarian, qui fait suite au Dernier jour du jeûne. Ce sont deux pièces que j’ai jouées. L’Envol des cigognes parle de la guerre. Et effectivement, cette réplique m’est revenue immédiatement à l’esprit, parce que c’est vrai qu’aujourd’hui, on continue à confiner, à se contorsionner, à accepter, à avoir peur, à paniquer. Mais petit à petit les gens du spectacle vivant commencent à bouger.
« Les créateurs sont un peu des visionnaires »
Et là vous soulignez que « les artistes sont toujours un peu en avance sur la réalité ». Vraiment ?
Oui c’est vrai. Mais ce n’est pas moi qui le dit, c’est Mao Tsé-Toung. Je ne fais que piquer l’une de ses phrases qui dit que « l’artiste est un pas en avant ». Les créateurs sont un peu des visionnaires. Ce métier-là permet de transcender la réalité et de donner à voir des choses qui nous traversent sans que l’on s’en rende compte au quotidien.
Le confinement a aussi été l’apothéose de la vie virtuelle. Pourquoi détestez-vous autant les images des plateformes numériques ?
Je n’aime pas les gens plats. Je déteste ça. On a passé des semaines à se voir plat. C’est-à-dire sans incarnation. On voit des yeux, des mains, à travers un écran et c’est désespérant. On a l’impression de pouvoir atteindre tout le monde, parler avec le monde entier : oui on parle mais on n’échange pas ! Ce n’est pas la même chose. L’âme ne traverse pas les écrans.
Pourtant, l’image captée vous connaissez ! C’est votre rayon avec le cinéma.
Cela n’a rien à voir ! Dans un film il y a un point de vue, une histoire que l’on raconte, la façon dont elle est filmée. Cela permet aux comédiens d’enlever cette espèce d’armure protectrice que nous avons tous pour supporter la vie de tous les jours en évitant d’être tout le temps à fleur de peau et de devenir fous. Mais le temps des scènes, oui, nous sommes à fleur de peau. Et donc à ce moment-là, effectivement ça passe.
Et la fameuse distanciation sociale ?
L’expression « distanciation sociale » est absolument épouvantable. Je ne l’entends pas comme « avoir de l’espace les uns envers les autres » mais comme le fait que certaines classes pensent être meilleures que d’autres. Par exemple, la bourgeoisie pense toujours que ce qu’elle dit est toujours plus intéressant que ce que peut dire le monde populaire. Cela me met très en colère.
Comme notre monde que vous qualifiez de froid, lisse, formaté…
Nous sommes dans une société qui tend de plus en plus à nous formater, qui fait des médias des passeurs de l’événementiel et non plus de l’information. Je suis complètement terrifiée par la manière dont certains médias aujourd’hui donnent l’information. On cherche avant tout le scoop et non plus la réflexion.
« Il a fallu que l’hôpital public devienne rentable ! »
Au point que vous écrivez à votre père : « J’ai décidé d’arrêter d’écouter les infos qui ne parlent que de la mort et des difficultés à la combattre. »
Cela fait un an qu’on vit en permanence avec la mort. On ne cesse de dire que c’est notre faute et pas celle de décennies de politique sanitaire de la santé publique qui ont conduit à fermer des lits. Il a fallu que l’hôpital public devienne rentable ! Et on passe le temps à nous dire qu’il faut être responsable. Malgré tout, les gens sont extrêmement responsables alors que ce n’est pas toujours évident de l’être car tout le monde ne vit pas dans les mêmes conditions.
Vous n’oubliez donc jamais que vous êtes une privilégiée ?
Bien sûr que je le suis. En face de chez moi, il y a une cité où les gens s’entassent dans les appartements. Pendant que j’étais confinée, beaucoup de gens étaient obligés d’aller travailler, des caissières, des femmes faisant le ménage dans les bureaux, des livreurs. Et je ne parle pas des membres du personnel soignant, ce sont des héros ! Ils ne se sont pas arrêtés. Mais il y a deux poids, deux mesures. Ceux qui sont à la campagne et qui regardent les fleurs s’ouvrir et ceux qui se lèvent toujours à six heures du matin et qui n’ont pas eu tout de suite les protections qu’il fallait.
Autre citation : « Si je croyais en qui que ce soit, je me dirais qu’Il n’aime pas du tout ce que le monde est devenu. » Vous parlez donc aussi au Bon Dieu ?
Je n’y crois pas mais je l’ai toujours bien aimé. Je le personnalise. Je me dis que le Bon Dieu en ce moment il en a peut-être ras la casquette. Ce qu’il faudrait aussi qu’il sache, c’est que nous, les humains, on n’en peut plus. Certains vivent dans des conditions honteuses et, aujourd’hui, l’économie a pris le pas sur le politique.
Le confinement a aussi été un temps d’introspection…
La « bonne chose » de cet enfermement, c’est que d’un coup, dans cette région qui n’est pas mon pays de naissance, j’ai perçu des sons que je ne croyais plus entendre de toute ma vie, ceux des temps perdus, oubliés, des réminiscences magnifiques.
… et celui de la revanche de la nature ?
J’ai la chance d’avoir un jardin donc je me suis retrouvée à regarder pousser les fleurs. Il faisait chaud, il y avait du soleil tous les jours. C’était un printemps complètement incroyable dans la région parisienne, comme si la nature nous disait « vous êtes tous coincés, nous on va un peu respirer ». C’était fabuleux. Après le confinement, j’ai fait une balade dans Montreuil et découvert tout un terrain vague rempli de coquelicots. C’était tout simplement génial.
« La terre a moins tremblé »
C’est important les coquelicots « ces belles fleurs rouges si fragiles, indépendantes et qui ne se laissent pas cueillir dès qu’on les rattrape » !
J’ai cru naïvement que tout le monde commencerait à se poser les bonnes questions. Quand nous avons tous été confinés, la terre a moins tremblé. Jusque là, je n’étais pas consciente que nous faisions trembler la terre ! Cet endroit qui nous donne asile, dans lequel nous vivons, on le maltraite. Et ça c’est insupportable. Ma ligne de conduite écologique n’est pas très forte, je ne suis pas végétarienne. Mais il faut que tout le monde prenne conscience qu’il faut prendre soin de cette planète, qu’il en va de sa vie. C’est très simple !
Ralentir a finalement été le côté positif du premier confinement ?
Absolument. Le temps ne se vivait plus de la même manière. Je vis dans une ville qui va vite, dans un métier qui va très vite et c’est très fatiguant. Donc je n’étais plus habituée à ces instants de vide. Au début j’ai eu très peur, et puis, j’ai fini par me dire que ce n’était pas plus mal.
Vous confiez, dans votre correspondance avec le fantôme de votre père, qu’il rejetait en bloc vos origines italiennes…
Quand vous êtes issus de l’immigration, on ne cesse de vous répéter que vous êtes un menteur, un voleur et que vous avez volé le travail des Français… Mon père vivait dans un quartier à Marseille peuplé uniquement d’Italiens et quand il en sortait, on le regardait bizarre. C’est drôle car aujourd’hui être Italien, c’est chic.
Comment réagissez-vous quand les Italiens, nombreux dans notre région, tiennent à leur tour des propos racistes contre les Maghrébins ?
Cela s’appelle la bêtise, le non-savoir, l’obscurantisme, le fascisme. Le fascisme se bâtit sur la non connaissance, d’où l’importance de l’école, de lui donner de l’argent, pour aider les enfants à accéder au savoir qui permet le choix. Quand vous êtes issus d’une famille où le savoir n’est pas là vous pouvez basculer et retourner la honte que vous avez connue pour la faire porter à d’autres qui arrivent après vous. Cela fait partie du côté obscur de l’humanité malheureusement. Et cela me fait rigoler quand, bien souvent dans le Sud, les candidats du Rassemblement national ont des noms finissant en « o », »i », « u ». Ils se trahissent eux-mêmes.
« Le fascisme se bâtit sur la non connaissance »
En quoi est-il si dur de se faire accepter de Paris ?
Soit vous êtes nés à Paris, soit vous ne l’êtes pas. Le mot provincial y est beaucoup usité. « Oh ça fait provincial », « oh vous êtes provincial », « oh c’est formidable de vous entendre parler, on a l’impression d’être en vacances ». Comme si les gens dans le Sud étaient tout le temps en vacances. Donc c’est une espèce de folklorisme. Parce que je voulais faire ce métier-là, parce que je voulais travailler à Paris, j’ai dû changer mon accent, ma manière de m’exprimer, de m’habiller. Il fallait finalement que je rentre dans les codes de la bourgeoisie car dans mon métier il y a beaucoup de bourgeois.
« Actrice marseillaise », c’est péjoratif ?
Cela m’énerve. Parce que je suis juste actrice. Mais ça leur plaît de dire actrice marseillaise parce que du coup, ils ont l’impression d’être en sandales ou en tongs, c’est très fatiguant.
Quel regard portez-vous sur les occupations de théâtres qui se multiplient ?
C’est enthousiasmant. On va voir ce que cela va donner. Cela sera peut-être long ou difficile mais il le faut. Parce que pour les musiciens, comédiens, danseurs, les gens dans les musées, c’est un véritable supplice chinois. Nous ne savons rien. On ne nous dit rien. On ne sait pas quand nous pourrons rouvrir. Pourtant, les normes sanitaires, cela fait très longtemps que tout le monde les a acceptées. Le public est extraordinaire. Il n’y a jamais eu le moindre foyer d’infection dans les théâtres. Et on continue de nous dire que les lieux de culture sont dangereux… A un moment, lorsqu’on circule dans le métro, qu’on se rend dans les magasins, on ne comprend pas !
Sur les documents officiels que nous remplissons depuis un an pour pouvoir circuler, nous avons tous découvert que la culture n’était pas « essentielle » !
Oui, pour l’instant, nous sommes inessentiels. Mais ce n’est pas vrai. On est fondamentalement essentiel. Car qu’est-ce que font tous les enfants ? Ils racontent des histoires et jouent des personnages. On ne peut pas vivre sans histoire, sans émotion, sans les moments de catharsis qu’offre le théâtre. C’est impossible. Cela nous fait rêver et le rêve est fondamental. Il est essentiel. Cela nous fait avancer et réfléchir. Notre métier touche aussi bien le cœur que la tête.
« Le rêve est fondamental »
L’art est aussi indispensable à vos yeux que boire et manger ?
C’est vrai. Plein de gens m’arrêtent dans la rue en me disant : quand est-ce que les cinémas rouvrent ? Ils n’en peuvent plus. Ils sont saturés. Le soir, vous regardez des films déjà vus à la TV ou sur des plateformes. Vous ne participez plus à cet acte artistique qui est d’être en collectif. Je rêve de m’asseoir dans une salle de cinéma et de sentir le parfum de la dame ou l’odeur de la clope qu’a fumé le mec qui sont assis à côté de moi. C’est ça la vie : les autres. Et ça m’ennuie de voir des films toute seule.
Le cinéma va-t-il être durablement impacté par cette longue fermeture ?
C’est terrible. On continue les tournages pour l’instant mais, petit à petit, cela va devenir difficile. Les distributeurs ne savent plus que faire des films qui ne sont pas sortis. 250 films sont en attente… Mais on va les mettre où ? Seuls les gros films avec énormément de promotion vont avoir des écrans alors que les films d’auteur, vont être éjectés au bout d’une semaine. Cela va être une foire d’empoigne. Les distributeurs sont en train de s’arracher les cheveux. Personne ne sait comment cela va se passer. D’autant plus qu’il n’y a toujours pas de dates fixées. On attend, soit de tomber dans un précipice, soit d’avoir la chance de pouvoir remonter vers les nuages.
Le jour où nous enregistrons cette émission a lieu la cérémonie des Césars mais sans public…
Je suis très contente car j’ai un ami qui s’appelle Emmanuel Mouret (réalisateur du film Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, avec Camélia Jordana, Vincent Macaigne) qui a eu plein de nominations et ça, c’est formidable. S’il y a consécration pour lui ce soir, je serai la plus heureuse du monde. Mais les pauvres ! Seuls dans cette salle de l’Olympia… Cela va être très bizarre. Alors que la plus belle des récompenses, ce sont les applaudissements… C’est assez morbide.
Cette institution, qui vous a honorée, a été fortement secouée, l’an dernier, pour son manque de transparence et la place laissée aux femmes. Qu’en pensez-vous ?
Sur la question de la transparence, c’était indispensable. Concernant la place des femmes, au-delà des Césars, elle se pose partout et tout le temps. Ce qui me fait chaud au cœur, c’est qu’effectivement, il y a des tas de générations de jeunes femmes qui se battent contre quelque chose qui est séculaire. Cela fait des siècles que les sociétés sont bâties pour les hommes. Donc il faut arrêter ça et il faut remettre les choses en place pour se retrouver dans une situation égalitaire. Il va falloir beaucoup se battre et longtemps car ce n’est pas fini. Il s’agit d’un combat de tous les jours. Toutefois, nous ne sommes pas obligés de crêper le chignon aux garçons – chignon qu’ils n’ont pas au demeurant – il suffit tout simplement de leur expliquer qu’il y a des choses qui, pour eux, semblent normales et qui ne le sont toujours pas pour nous… Et s’il y a un autre enjeu qu’il faudra bien travailler, c’est l’éducation que les mères donnent à leurs fils.
Dans votre dialogue avec le fantôme de votre père, vous évoquez votre émancipation…
Quand j’étais petite, j’avais de très longues tresses et puis un jour, mon père m’a coupé les cheveux courts. A partir de ce moment-là, si je mettais un pantalon dans la rue, on me prenait pour un garçon. J’ai pu ainsi mesurer la liberté que les garçons avaient par rapport à nous les filles : je pouvais courir comme une folle, faire plein de trucs, taper du pieds, parler fort. On ne me disait plus rien : c’était normal, car j’étais un garçon ! Il y a eu pendant très longtemps chez moi quelque chose de masculin…Jusqu’au jour où on a commencé à me dire : « Mais Ariane tu marches comme un grenadier ! On ne se tient pas comme ça, on ne s’assoit pas sur les trottoirs… » Il fallait que je devienne une jeune fille. Mais c’est quoi ? C’est très insidieux.
Pourquoi écrire que « nous sommes à la croisée des chemins » ?
Pour l’instant, nous sommes dans une espèce de « gloubi-boulga ». Et il ne faut pas qu’on se trompe ! Je pense beaucoup aux jeunes gens, qui ont fait pendant le confinement général des choses fabuleuses, qui veulent vivre, transformer la société et qu’il faut absolument écouter. Peut-être ne parlent-ils pas comme ma génération ? Mais il faut justement arriver à trouver un dialogue commun.
Dans les théâtres occupés dont nous parlions tout à l’heure, au-delà des questions culturelles, les revendications sont aussi politiques.
Beaucoup d’artistes, d’écrivains, ont aidé le peuple à avancer : Victor Hugo, Louis Aragon, Gérard Philipe… Ce dernier, quand j’étais petite, a prouvé qu’il était possible d’être une star internationale et de se préoccuper du réel. La poésie et le rap peuvent être tout aussi importants que la politique et éveiller des sentiments politiques. Si vous allez voir dans les pays en voie de développement, la poésie est là, elle existe et fait le lien entre les générations.
« Ce sont des clowns terribles, tristes, genre Joker »
Au sujet du gouvernement, vous parlez de clowns irresponsables…
Ils sont clownesques. Mais ce sont des clowns terribles, tristes, genre Joker. D’abord ces gens-là ne savent pas que la poésie existe. Ils ont peut-être appris un poème de Verlaine ou de Rimbaud mais sans rien n’y comprendre. Ils sont pathétiques.
A votre fantôme de père vous déplorez qu’il faut désormais « se battre avec une énergie herculéenne pour arriver ne serait-ce qu’à émettre une pensée différente et solidaire ». C’est-à-dire ?
Dans mon métier, je suis stigmatisée, mais cela ne me dérange pas. En plus, avec l’âge, les prix à Venise, je suis en train de devenir une vieille commode que l’on peut présenter avec un certain respect parce qu’elle a tenu malgré les années. Mais c’est fatigant de toujours recommencer, de toujours redire les mêmes choses, d’expliquer qu’il y a des cultures différentes et pas qu’une seule culture. Molière il s’est barré, il est parti, il est allé en France, il a écouté tous les langages avant de les retranscrire. Vous, quand vous allez à l’étranger, on vous dit « Ah ! La France, le pays de Molière ». Donc c’est toujours à l’intérieur du monde populaire qu’on va chercher les racines des choses. Et ça, plus personne ne le rappelle, et je passe mon temps à essayer de le dire.
Et Marseille dans cette histoire ?
Marseille est une ville monde qui résiste, qui a sa propre culture… Mais le problème, quand on est d’extraction populaire, c’est que la seule solution c’est l’excellence et qu’il faut travailler trois fois plus que les autres pour que l’on vous respecte. Comme le disait Tchekhov « si tu veux parler du monde, parle de ton village ». Si vous voulez être universel, il faut partir de là où vous êtes. Mais le problème, c’est que les tenants de la culture traditionnelle française sont, pour beaucoup, issus de la bourgeoisie… Ils ont leur langage et l’imposent de manière insidieuse… Et parfois on arrive à se dire que pour être reconnu, il faut se transformer en bourgeois.
Au sujet des conséquences de l’épidémie, vous questionnez : combien d’hommes et de femmes seront engloutis par la misère ?
Je suis marraine du Secours populaire et cela fait plus d’un an que les files d’attente sont très longues… On y trouve désormais aussi les intermittents du spectacle qui touchent une misère et ceux qui travaillaient tout autour des festivals. La culture rapporte 22 milliards par an et on nous traite mal ! On ne se comporte pas de la même manière avec ceux qui construisent des voitures avec des radios. Des radios qui n’ont de sens que parce qu’il y a des gens qui écrivent des chansons et qui les interprètent… Et que parce que les gens qui partent en voyage aiment ça. On est partout. On fait partie de la vie. C’est pour ça qu’on est aussi essentiel que boire et manger. La culture, c’est la résistance. Et l’espoir.
Propos recueillis par Michel Gairaud, mis en forme par Nina Picard