Au pied de la lettre

Au Ravi, les coups de fil d’abonnés trépignant d’impatience dans l’attente de leur journal préféré en disent long du lien entre un titre et ses lecteurs. Il y a même une certaine religiosité teintée d’excitation dans le rituel qui consiste à sonder sa boite aux lettres. Et c’est une jolie trouvaille que celle d’Annabelle Perrin et François de Monès, le duo à l’origine de La Disparition. Non, pas question pour eux de se passer comme Georges Perec de la lettre « e ».
« L’idée, elle est née quand on était encore à l’école de journalisme, raconte notre jeune consœur qui est, entre autres, passée par le média d’investigation montpelliérain Le D’oc. On s’est mis à imaginer ce que serait une France sans prison, sans armée, sans service public… Il y avait un petit côté “science fiction ». Et puis est arrivé le confinement. Avec les fameuses attestations de déplacement. On a halluciné. Sauf à avoir sur soi un bout de papier indiquant que l’on va faire nos courses, nous voilà privés du droit de nous déplacer, un droit fondamental. D’où l’idée de chroniquer ce qui disparaît. Les espèces, la biodiversité… Regarder la catastrophe en face. Et comme des journaux ont pu s’appeler Le Monde, Libération, L’Humanité, on a choisi La Disparition ! »
« A toi qui me lit »
Sortant tous les 15 jours, le titre chronique la disparition d’un village en Allemagne, d’un local syndical emblématique du port de Dunkerque, d’un arbre au Yémen… Mais il n’y a pas que sur le fond que La Disparation se révèle diablement intéressant. Comme disait Mac Luhan, « le message, c’est le medium ». Dont acte : La Disparition est un média épistolaire ! « On a choisi un support qui, lui aussi, tend à disparaître, la lettre. Même si, paradoxalement, avec le confinement, c’est un moyen de communication qui est un peu revenu à la mode », note celle qui est désormais rédactrice en chef d’un média vraiment « pas pareil » et qui a pu se lancer grâce à une levée de fonds réussie via Kiss Kiss Bank Bank permettant au média d’engranger plus de 1300 abonnés en quelques mois.
« Pour l’heure, nous, fondateurs, on ne peut pas se payer – il nous faudrait environ 1600 abonnés pour cela – mais, en revanche, on peut payer les journalistes pigistes, à hauteur de 65 euros le feuillet [ndlr, 1500 signes] pour des lettres qui peuvent en faire une quinzaine, c’est-à-dire pas loin de 18 pages… » Des lettres accompagnées non seulement de la carte de visite de l’auteur, du « Nota Bene » (en clair, un édito) mais aussi d’une carte postale, d’une BD minimaliste et des mots croisés concoctés par celui qui, déjà à l’époque, donnait des céphalées aux lecteurs du Tigre (cf le Ravi n°204)…
« Il y a une vraie réflexion sur l’écriture, confirme la rédactrice en chef. Parce qu’on est sur des longs formats. Parce qu’on est dans une approche épistolaire donc en s’adressant à quelqu’un en particulier. D’où cette accroche “A toi qui me lit”. Et parce que chaque journaliste raconte d’une manière subjective son rapport au sujet qu’il traite mais aussi les “coulisses” pas toujours formidables de ce métier. L’attente, l’ennui, les loupés… »
Si, comme le confesse Annabelle Perrin, certains sont totalement « allergiques à l’idée d’avoir à manier des feuilles volantes », ce média se montre si inventif qu’il a eu droit à une couverture médiatique impressionnante – France Inter, France Culture, Regards… – et vient d’être invité aux Assises du journalisme : « Pour ce qui est d’être reconnu comme média, on sait très bien que, pour l’heure, on ne rentre pas dans les cases. Mais on va jouer sur la revue de presse hebdomadaire que l’on réalise à travers notre newsletter. » En attendant, ce média on ne peut plus inventif et amateur des mises en abyme va pousser la réflexivité jusqu’à consacrer une de ses prochaines lettres à… « la disparition de la Poste comme service public ». Bref, rarement disparition nous aura autant réjouis !
ladisparition.fr, média épistolaire, une lettre tous les 15 jours (6,5 euros par lettre, 11 euros par mois)