L'e-sport joue sur la scène régionale politique et économique
Sous le cagnard d’un milieu d’après-midi à Aix-en-Provence, une file d’attente à n’en plus finir s’étire devant le 6MIC, la nouvelle salle des musiques actuelles aux allures de rocher. Une scène avec dix ordinateurs de gamer surplombe des sièges. Amis, pères et fils ou collègues de travail prennent rapidement place dans l’édifice. Au total, 800 personnes se sont déplacées pour voir des professionnels de… jeux vidéo. Le jeu de stratégie League of Legends attire plus de 100 000 spectateurs virtuels chaque semaine sur la plateforme de streaming Twitch. À l’occasion d’un match de championnat de LFL, la ligue française de League of Legends, dix équipes, venues de la France entière, se sont donné rendez-vous pour plus de huit heures de show.
Sur scène, s’affrontent deux équipes de cinq joueurs en temps réel dans des parties d’une durée d’environ une demi-heure, chaque équipe occupant et défendant sa propre base sur la carte. Chacun des dix joueurs contrôle un personnage à part entière parmi les plus de 150 proposés. Comme dans tous les sports, les jeux vidéo provoquent, eux aussi, des émotions aux spectateurs. « Dès qu’il y a un kill (un champion tué virtuellement, NDLR), on crie et on s’agite. On vibre avec nos voisins qu’on ne connaît pas », s’exclame Adrien, la vingtaine, venu des Hauts-de-France pour l’occasion. Dans ce championnat, Paca compte une équipe marseillaise au nom de MCES et une autre de la ville hôte, Izidream. Malgré une saison difficile, les écuries du sud ont remporté leurs deux matchs grâce à un sixième homme… le public. Galvanisé par l’engouement d’être à la maison, celui-ci scande le nom des joueurs. « Dans l’e-sport, les joueurs veulent partager des sensations et le public a de moins en moins envie de rester derrière un écran. Il veut voir du spectacle », souligne Hugo Hertling, directeur général de l’équipe aixoise.
« Dédiaboliser l’e-sport »
En 2020, les dernières phases finales du championnat du monde du jeu League of Legends ont ainsi été suivies en direct par presque 4 millions d’internautes. À cause de cette forte popularité, les clubs veulent de plus en plus s’écarter du stéréotype du gamer déscolarisé qui reste dans sa chambre toute la journée. « Je veux dédiaboliser l’e-sport et sortir des clichés, proclame, du haut de ses 21 ans, le directeur général d’Izidream. Ce n’est pas une honte de pratiquer les jeux vidéo ! » Lui-même joueur depuis ses deux ans, il souhaite développer cette industrie dans le bassin méditerranéen en créant l’Izibox. Installée près des centres sociaux ou devant les mairies, cette boîte sécurisée compterait six postes d’ordinateur qui permettraient à tous de venir s’épanouir à travers les jeux vidéo. Un moyen de permettre au plus d’adeptes possible de se divertir avec du matériel de qualité. D’ici 2023, l’entrepreneur espère développer plus de 100 Izibox dans toute la France. La première devrait être installée à Manosque prochainement. « Le monde amateur de l’e-sport est sous-développé, quand j’étais petit, j’aurais bien voulu avoir ça, ajoute-t-il. Aujourd’hui, les pouvoirs publics ne peuvent que s’y intéresser. »
Dans cet élan, l’équipe marseillaise propose des stages et une académie. Ce sont des périodes, le mercredi et le samedi, où l’enfant et l’étudiant viennent à l’Épopée à Sainte-Marthe (14ème arrondissement) pour s’entraîner aux jeux vidéo. Encadrées par des professionnels du sport et de l’e-sport, les séances sont payantes et soumises à conditions. Il faut que le gamer ait au moins… 12 de moyenne à l’école. « On veut que ça stimule les jeunes à l’école et que l’académie soit une récompense. Souvent, les parents nous remercient, car les enfants sont plus motivés à étudier », assure Thibault Leflot, ancien responsable des relations entre l’OM et les autres clubs de foot pro, actuel directeur marketing de MCES. Et pour combattre la sédentarité chez les jeunes, le club phocéen impose 30 minutes de sport avant chaque entraînement.
Si certains préféraient délaisser l’école pour devenir professionnels, tous les joueurs les déconseilleraient. Surtout Mehdi « Boukada » Lahlou, joueur pour l’équipe marseillaise : « C’est trop risqué d’arrêter l’école pour des jeux vidéo ! » Devenu professionnel en 2020, les études étaient une priorité pour lui, mais aussi pour sa famille. « Si je n’avais pas mon baccalauréat, ma mère n’aurait jamais accepté que je fasse de l’e-sport », se remémore-t-il. Diplôme en poche et après avoir expliqué à sa famille l’industrie que représente le jeu, l’Essonnien de 18 ans passe du rêve à la réalité. Devant un public pour la première fois de sa carrière au 6MIC, son niveau impressionne la foule. Mais lui, préfère garder les pieds sur terre, il sait que l’argent gagné à League of Legends servira… à sa reprise d’études.
800 associations
Que ce soit en public ou à la maison, le secteur de l’e-sport prend de l’ampleur en France et au niveau international. Une étude d’analyse du marché et perspectives publiée par la direction générale des entreprises et la direction des Sports révèle, en effet, une constante augmentation du secteur. Le marché mondial est estimé à 2,96 milliards d’euros d’ici 2022. Dans l’Hexagone, la filière compte 189 joueurs professionnels et 800 associations passionnées, représentant 645 emplois équivalent temps plein en 2019.
Souvent opposés, le sport et le e-sport se ressemblent de plus en plus. Les dirigeants de club ne laissent rien au hasard pour bénéficier de la meilleure performance possible. « Les joueurs sont encadrés par un coach mental et physique, un manager, une cuisinière à plein temps… », énumère Hugo Hertling qui a créé Izidream en 2019. En plus d’un accompagnement permanent, la majorité des structures choisissent le concept de la gaming house. C’est un lieu de vie et d’entraînement destiné aux équipes professionnelles de sport électronique. Et là aussi, celles de la région ne lésinent pas sur les moyens. Izidream bénéficie d’une salle de sport flambant neuve pour garder la forme juste à quelques pas des ordinateurs de jeux. Quant aux Marseillais, ils évoluent dans les anciens locaux de la société Pernod Ricard dans les quartiers Nord. « C’est primordial pour créer du lien et de la cohésion de groupe dans les jeux vidéo », estime Thibault Leflot. Pour les joueurs, c’est un travail à plein temps où les contrats et les salaires sont fixés individuellement et leur revenu dépend de leur niveau. En 2019 au micro d’Europe 1, Fabien « Neo» Devide, propriétaire de l’équipe parisienne Vitality, estimait le salaire moyen d’un joueur professionnel de son équipe League of Legends autour de 180 000 euros par an.
Grâce à leur maillot floqué aux couleurs et sponsors des équipes, il est simple de remarquer pour qui les supporters perdent de la voix. « MCES est apparue comme parfait pour développer la légitimité du groupe sur le marché de l’e-sport, tout en ayant la possibilité de toucher une cible jeune », assure Alexandre Boulleray, responsable du sponsoring sportif EDF. Parfois, les clubs de sport deviennent partenaires de leur semblable électronique. L’équipe aixoise Izidream, représentée par un phoenix bleu, travaille en collaboration avec Fos Provence Basket et le Pays d’Aix Université Club, club de handball en première division. D’autres revenus viennent s’ajouter aux sponsors : les droits de retransmission, la publicité, la vente de produits dérivés et des tickets, et les différents apports des éditeurs de jeux.
Les élus entrent dans le game
Et des écrans aux hémicycles politiques, il n’y a qu’un pas. Un vent de sport électronique souffle ainsi dans l’hémicycle du Conseil régional de Paca. « En décembre, nous lancerons aussi notre filière e-sport », annonce fièrement Renaud Muselier (LR) lors de son investiture. Le président (LR) de Région veut structurer une ligue régionale d’e-sport avec des rendez-vous réguliers et un événement final. Sur ce principe de gouvernance, certains éditeurs de jeux pourraient être impactés. Incontournables dans l’organisation des événements e-sportifs, ils doivent donner leur accord pour l’organisation d’une compétition officielle utilisant leurs jeux.
Jusqu’à présent, le jeu vidéo n’est pas encore reconnu comme discipline officielle par le ministère des Sports. Mais d’autres accompagnements sont cependant possibles. Le département des Bouches-du-Rhône, qui possède une délégation dédiée aux sports électroniques, a financé au mois de juillet 2021 le “e-sport challenge”, un événement en ligne où des petits tournois amateurs sont plus simples à organiser avec les éditeurs selon le jeu proposé, et des conférences sur le sujet, ont été animés par l’équipe marseillaise MCES. « Le Conseil départemental ne peut pas ignorer le développement constant de l’e-sport avec de plus en plus de joueurs de tout âge. C’est un secteur pourvoyeur d’emplois et facteur d’attractivité du territoire », explique au Ravi Marine Pustorino, conseillère départementale (LR) déléguée à l’E-sport. Ludovic Perney, vice-président régional (LR) aux Sports, devrait dévoiler la politique e-sport de Paca en septembre. Cela lui laisse peu de temps pour trouver les clés d’un monde pour le moment encore très fermé.