Le dessin de presse reste en convalescence
« Le dessin de presse a aujourd’hui un côté un peu suranné. Il est victime d’un changement de consommation des images ou de la vidéo. L’animation a pris le dessus. » Le constat vient de Guillaume Doizy, spécialiste de l’histoire du dessin de presse et animateur du site web caricatures et caricature.com. Une perte de vitesse amplifiée, selon lui, par l’époque : « l’âge d’or de la caricature, c’est le XIXème siècle. On constate un net recul depuis quelques décennies. Ce qui s’explique en partie par la perte dans le débat public de la « vraie » polémique, de la radicalité politique. Et le dessin de presse porte une opinion. Aujourd’hui, c’est du pipi de chat : on aime ce qui est lisse, pas ce qui choque, l’empathie. Tout le monde doit être sympa avec tout le monde. »
Conjugué au déclin du support traditionnel du dessin politique, la presse papier, ce patrimoine français se porte mal. « Je suis très pessimiste, ça va mal, confie Pierre Ballouhey, dessinateur depuis les années 60 et président de l’association France Cartoon (1), qui réunit environ 160 dessinateurs du monde entier. La presse en général est devenue un robinet d’eau tiède. Par exemple, j’ai rencontré le rédacteur en chef du Dauphiné libéré après les attentats de Charlie Hebdo. Mais, il était pétrifié à l’idée que des lecteurs viennent se plaindre ! »
Trop clivant
Le dessin de presse ne laisse pas indifférent et, à l’heure où la communication prend le pas sur l’information, rares sont les quotidiens ou les hebdos – journaux satiriques mis à part – à publier des caricatures. Marianne, l’hebdomadaire « post-chevènementiste », fondé en 1997 par Jean-François Kahn, est une exception : « Nous publions une douzaine de dessins par numéro d’environ huit dessinateurs réguliers. C’est dans l’ADN du journal depuis le début. Un dessin cogne souvent plus fort qu’un article, qu’une photo, avance Thierry Feuiller, à Marianne depuis 20 ans et directeur artistique depuis 2005. Le titre a connu une période où l’éditorial était beaucoup plus lisse, il y avait donc moins de dessins, mais c’était une erreur. C’est revenu depuis 2013 et le retour de Jean-François Kahn. Ce côté poil à gratter, les lecteurs en redemandaient. » Et sous l’ère Natacha Polony, qui vient de reprendre la rédaction en chef ? « Elle y semble attachée, je n’ai reçu aucune demande de lever le pied. Elle sait que c’est dans notre ADN… »
Si Marianne paie entre 130 et 250 euros le dessin, Pierre Bellouhey pose lui une fourchette allant de 80 à 400 euros pour les plus gros titres. Le Ravi, qui peine à survivre et à payer ses journalistes, propose de bien médiocres tarifs allant de 10 à 170 euros (pour un reportage dessiné)… « C’est devenu difficile d’en vivre depuis les années 2000, constate le président de France cartoon. Beaucoup de dessinateurs sont obligés d’avoir deux métiers. »
Parallèlement, les caricatures deviennent virales, pullulent sur le web et les réseaux sociaux : « Les dessins se succèdent les uns aux autres, les bons et les mauvais, ça n’a aucun impact », estime Cyril Bosc, grand passionné et collectionneur de la presse satirique, animateur du Centre international Baixois de promotion des revues et journaux satiriques et de BD (2), une association ardéchoise. Et, comme pour le journalisme, la gratuité a dévalué le dessin de presse. Mais il ne désespère pas : « Pour que des dessinateurs se fassent dégommer… le dessin fait polémique. C’est qu’il a encore une utilité ! Il s’agit d’un mode d’expression propre. Et la télé n’a pas remplacé le livre, alors je ne pense pas qu’Internet remplace le papier. »
Fathy Bourayou, dessinateur au Ravi (Cf son portrait page suivante) est un caricaturiste algérien menacé de mort lors de la guerre civile, désormais installé à l’Estaque à Marseille. Il est l’organisateur du festival international du dessin de presse de l’Estaque (FIDEP) (2) depuis 2012. Et d’expliquer : « Le caricaturiste est un lanceur d’alerte, un objecteur de conscience et un visionnaire. » Il est amer quant à la place du dessin de presse en 2018 : « Après les attentats je pensais que les gens comprendraient le rôle et la valeur de la caricature. Cela n’a duré que quelques mois et c’est encore plus fermé aujourd’hui. Quand on regarde au niveau local, il n’y a aucun dessin dans La Provence ou La Marseillaise. Pas possible d’avoir sa caricature du matin… »
Autocensure
Frilosité qui confine parfois à l’hypocrisie. Alexandre Faure, président de l’association Le Crayon (3) qui s’est crée en 2015 après les attentats de Charlie Hebdo et qui organise de grandes expositions, raconte une anecdote : « Nous devions installer en juin 2018 une exposition de 272 dessinateurs.trices sur les violences faites aux femmes dans la salle des pas perdus de l’Assemblée nationale, publique donc. Mais un dessin n’a pas plu et l’exposition s’est finalement tenue sur une après-midi lors d’un colloque privé organisé, en novembre, sur le thème de l’exposition. C’est clairement de l’autocensure ! » Selon lui, la tuerie de Charlie a permis « à tous ceux qui en veulent à la liberté d’expression, et pas seulement les islamistes, de revendiquer la parole en présentant les dessinateurs comme des provocateurs. »
Pour les dessinateurs eux-mêmes, il y a un avant et un après : « Je suis peut-être le seul dessinateur de presse musulman en France et je revendique le fait de dessiner le prophète ou de tirer sur les islamistes, claironne Fathy Bourayou. Mais c’est vrai qu’il y a une tendance à l’autocensure, que je comprends, et c’est mauvais signe. » Pour Thierry Feuillet de Marianne, « c’est vrai qu’on se pose plus de questions. Mais pas seulement sur la religion : la GPA, la PMA… les sujets de bioéthique sont très sensibles aussi ». Le débat est nouveau : celui sur la responsabilité du dessinateur de presse. Plantu, monument qui signe un dessin quotidien dans Le Monde, estime que se poser la question de l’impact d’un dessin est un devoir. Philippe Geluck, l’auteur belge du Chat, assurait récemment à la télé que « sur le prophète, les terroristes ont gagné ». Autant de nuances qui leur valent d’acerbes critiques du milieu.
Hara-Kiri, Choron, Cavanna, Cabu, Reiser, Siné… « C’est l’ancienne génération, tranche Guillaume Doizy. À l’époque il y avait des carcans à faire péter. Mais un Cabu en 2014 ne faisait déjà plus recette. Charlie hebdo était à deux doigts de mettre la clé sous la porte, recevait des menaces de morts mais n’était soutenu par personne. […] Le dessin de presse n’a pas d’avenir dans les grands médias. » D’autres ne désespèrent pas comme Alexandre Faure, du Crayon, qui constate une vraie curiosité lors des expositions avec « des gens qui se questionnent justement sur la place du dessin de presse, le pourquoi de notre association ». « Les dessinateurs étrangers de France cartoon nous disent que la France est la patrie du dessin de presse. Et ça fait chaud au cœur. Il n’y a qu’ici qu’on peut faire du Charlie ou de l’humour bête et méchant. » Et tout bien réfléchi, à scruter ce nouveau monde, on se dit que l’ancien a décidément du bon.
1. www.france-cartoons.com
2. A retrouver sur Facebook
3. www.lecrayon.net . Le Ravi a été partenaire, en 2017, d’une exposition itinérante, « le FN au bout du crayon, itinérante dans les villes administrées par l’extrême droite.