Ces méditerranéennes victimes du déshonneur
« Je me souviens de cette fête à laquelle nous étions conviés, mes parents et moi. J’étais petite, je n’ai pas compris de suite. Nous étions là pour fêter l’excision de ma cousine », raconte Mira (1). Elle a aujourd’hui 35 ans, vit à Marseille mais a grandi en Égypte qui reste l’un des pays qui excise le plus de femmes au monde. « On pense toujours que c’est l’apanage des musulmans, mais en Égypte les chrétiens d’Orient mutilent aussi les petites filles. Heureusement pour mes sœurs et moi mon père, qui est pourtant copte très pratiquant, s’y est toujours opposé. Il a dû tenir tête à sa famille et faire face aux pressions. Pour les pères, avoir une fille « coupée » c’est l’assurance qu’elle ne deviendra pas obsédée par le sexe, hystérique et ne finira pas prostituée. C’est de cette manière archaïque que les choses sont envisagées. »
Même si l’autorité sunnite d’Al Azhar et l’autorité chrétienne se sont positionnées officiellement contre ces pratiques, s’investissant même dans des campagnes de prévention, pour la moitié des Égyptiens, ça reste un devoir religieux. En 2008, l’excision est devenue un crime et les peines encourues par les exciseurs et parents complices ont même été alourdies en 2016. Ils risquent de sept ans de prison jusqu’à 15 ans de réclusion si cela « entraîne une infirmité permanente ou la mort ». Mais la loi est rarement appliquée.
90 % des Égyptiennes excisées
Pourtant, 80 % des filles excisées le sont par des personnes ayant le titre de médecin, dans des cliniques privées ou des petits hôpitaux de campagne. Seulement trois procès ont eu lieu en dix ans. En janvier 2020, la mort par hémorragie de Nada, 12 ans, avait choqué l’opinion. Le gynécologue avait indiqué avoir mené l’opération seul dans sa clinique privée sans aucun anesthésiste ou infirmier à ses côtés. Médecins et parents avaient alors été arrêtés avant d’être libérés quelques jours plus tard. Selon une étude publiée en 2016 par le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (Unicef), près de 90 % des femmes et filles égyptiennes entre 15 et 49 ans ont été excisées.
Hassan et Amira sont originaires d’un petit village du sud du pays. Amira, 28 ans, a été mutilée petite. Elle est actuellement enceinte de jumelles. Pour Hassan, musulman pratiquant et éclairé, qui a aussi habité plusieurs années en France, il est inimaginable de pratiquer « une telle atrocité » sur ses filles à naître : « J’ai sept sœurs, elles ont toutes subi ça. Je me souviens que des femmes les amenaient dans l’étable, à l’abri des regards. Elles s’y mettaient à quatre pour la tenir. Je me souviens de leurs cris et de l’odeur du sang. Dans mon village c’est encore très pratiqué. Il y a deux mois, un voisin m’a demandé si je ne connaissais pas un médecin au Caire qui pouvait opérer « discrètement » sa fille. J’ai dit non. Dans ma famille, il n’y a plus d’excision depuis une quinzaine d’années. Moi je veux faire de mes filles des femmes libres. Mais les hommes veulent de moins en moins de femmes excisées car elles refusent les relations sexuelles. Et souvent elles finissent par demander le divorce. » Une perspective, même si elle n’est pas empreinte d’altruisme ni de souci de respecter les droits humains, qui est peut-être une occasion pour les femmes de voir les choses évoluer.
Au Maroc, une autre pratique archaïque pose problème, celle du mariage précoce. L’union des mineures y est théoriquement interdite depuis 2004, le royaume a signé des accords internationaux qui interdisent le mariage des enfants. Mais, la loi marocaine prévoit cependant des dérogations accordées par des tribunaux, et des milliers de filles sont ainsi mariées avant l’âge de 18 ans. Les mariages précoces ont même doublé depuis que la loi a été mise en place. En 2018, plus de 25 000 dérogations légales ont été accordées. Ces dérogations qui devaient être l’exception sont finalement devenues la norme. « Pour que les magistrats valident la dérogation, il suffit qu’un médecin atteste que « physiquement » la petite fille – car il s’agit bien de petites filles – soit « apte ». A aucun moment un psychologue ne se prononce sur son aptitude mentale à supporter un mariage forcé » souligne Fatima Zohra Chaoui, avocate engagée et présidente de l’Association marocaine contre la violence à l’égard des femmes (AMVEF).
Des petites filles mariées
La société civile et de nombreuses associations se mobilisent largement contre ces mariages contraints dès le plus jeune âge à travers des campagnes de sensibilisation et sous le slogan #MazalTefla (ce n’est qu’une enfant). Ils militent pour une refonte du Code de la famille (Moudawana) et demandent dans l’immédiat la suppression de son article 20. Selon une étude parue en mars 2019, menée par une association locale de droits des femmes et un programme européen, ce sont les conditions économiques qui pousseraient les pères à marier leurs filles mineures pour « alléger le fardeau des dépenses ». 32 % de ces pères ont un revenu inférieur à 2.000 dirhams par mois (185 euros). Cette étude montre surtout que le mariage n’améliore en rien les conditions de vie de ces jeunes mariées qui continuent de vivre dans la précarité. 76 % d’entre elles déclarent avoir comme emploi « le travail domestique ». 63% de ces filles mineures tombent enceintes avant 18 ans. Et même 44 % d’entre elles à 17 ans et 14 % à 16 ans. En milieu rural, 4,5 % sont tombées enceintes à 15 ans. 13 % environ ont connu le décès de leur bébé. Selon l’OMS, dans le monde, 39 000 jeunes filles sont mariées chaque jour, soit 14,2 millions par an. Les filles qui se marient jeunes sont plus exposées que les autres à la violence de leur partenaire et aux abus sexuels.
En Algérie, les mariages précoces existent aussi, mais la tendance est au mariage de plus en plus tardif qui n’est pas sans conséquence sur la virginité des jeunes femmes. « On a droit au « privilège » du mariage seulement si on n’a pas porté atteinte à la filiation et qu’on reste dans cette idée de la pureté. Cet espèce d’interdit au mariage si l’on n’est plus vierge est quelque chose de tellement intériorisé chez les jeunes filles et par la société toute entière qu’elle amène à des dérives », explique Fadila Chitour, présidente du réseau Wassila qui regroupe depuis 20 ans plusieurs associations féministes. En tant que médecin, elle explique que les Algériennes ont recours en nombre à la réfection de l’hymen de manière chirurgicale pour donner le change. « C’est devenu plus courant que la transgression de l’interdit », explique la militante.
C’est d’ailleurs un business juteux dans le pays. La qualité du travail de l’hyménoplastie varierait en fonction du prix payé. Le coût est supporté par la jeune fille ou la famille elle-même. « Dans le réseau, nous suivons une jeune femme qui a été violée, mais a fait le choix courageux de ne pas avoir recours à la chirurgie. Elle explique que c’est par souci d’authenticité dans la relation à établir avec son futur époux. Et son choix de mettre son désir de sincérité au-dessus du poids social », explique la présidente de Wassila. Résultat ? « Ça a fait fuir le premier prétendant, et le deuxième, soucieux du qu’en-dira-t’on, la fait attendre », se désole-t-elle. La « sauvegarde » de la virginité des filles est surtout liée à celle de l’honneur des pères. Et conduit certains à commettre des crimes d’honneur. En juillet dernier, à Skikda, dans l’est du pays, un jeune homme de 26 ans a été assassiné de trois coups de couteau par un père de famille. Ce dernier aurait surpris le garçon avec sa fille dans une « position compromettante ». Celui qui commet le crime d’honneur est souvent porté au rang de héros.
1. Le prénom a été modifié.