« On sait que ce n'est pas vrai. Vous devez la vérité aux familles ! »
Sept ans. C’est le temps que les familles endeuillées de Julia et Héléna ont attendu avant de voir, enfin, assis sur le banc des prévenus, les trois protagonistes de l’accident des navettes scolaires de Pourrières qui a coûté la vie à leurs deux filles en mars 2014. Mardi 6 juillet, devant tribunal correctionnel de Draguignan, comparaissait pour homicide involontaire Gwenaël Colas, le chauffeur poids lourd, Antony Roccasalva, le conducteur du Citroën Jumpy et l’entreprise des Transports Bourlin. Sur le banc des parties civiles, les parents et la petite sœur de Julia Brun, ont pris place, vêtus de noir. La maman tient entre ses bras, tout contre son cœur, le portrait de sa fille, dont la jeunesse et le sourire figés pour l’éternité font face à la juge, Géraldine Garcia. Sur le chemin qui mène au tribunal, Stella Petrucci, la maman d’Héléna, femme au combien combattive et grâce à la détermination de laquelle l’enquête a fait des pas de géant, a, sous le coup de l’émotion, frôlé le malaise. Mais rien n’aurait pu empêcher cette femme forte en quête de vérité d’être dans ce tribunal avec son compagnon Jean-Jacques Balikian et leur fille cadette Lucie.
Connexion internet avant l’impact
Les soutiens sont venus nombreux, et par manque d’espace, la juge a dû délocaliser l’audience dans la salle des assises. Elle commence par faire le résumé de cette fin d’après-midi du 27 mars 2014. Où, sur la nationale 7 à Pourrières, un poids lourd percute par l’arrière une navette scolaire à l’arrêt. Le choc est très violent. La navette se trouve alors propulsée en l’air jusqu’à la voie de contresens, finissant sur le flanc droit. Les deux passagères, Héléna, 15 ans, et Julia, 16 ans, qui rentraient du lycée, meurent sur le coup. Lorsque la brigade de gendarmerie de Saint-Maximin intervient ce soir-là, une heure quarante-cinq après les faits, il ne reste du minibus que des débris de verre et de tôle. Le conducteur de la navette, qui lui était attaché, s’en tire avec de simples contusions. Puis elle évoque les manquements en chaîne dans cette affaire dont le Ravi et Mediapart se font l’écho depuis 2017. Notamment le téléphone du chauffeur, que les gendarmes n’ont pas saisi de suite mais qui montre une connexion internet quelques minutes avant l’impact. La consommation quotidienne de stupéfiants de la part du conducteur de navette, condamné trois fois et contrôlé quelques jours avant les faits par les gendarmes qui en avait informé son employeur, les Transports Bourlin. Entreprise qui quant à elle n’a pas respecté les clauses du marché public : pas le bon trajet et l’utilisation d’une fourgonnette à la place d’un autocar.
« Fuir ses responsabilités »
Gwenaël Colas, 31 ans, s’avance à la barre. Et s’excuse auprès des familles. Sur son corps il dit avoir fait tatouer les initiales des deux adolescentes pour ne pas oublier. L’homme était en dépassement de vitesse. Il avait 250 m de visibilité et pourtant il n’a pas vu les feux stop de la navette scolaire. « Est-ce que vous regardiez la route Monsieur Colas ? », interroge la juge. Il affirme que oui mais réfute toutes les expertises. Celle qui démontre qu’à plusieurs reprises dans la journée, son camion a atteint les 96 km/h sur une route limitée à 80. Celle qui prouve que son téléphone portable s’est connecté « à une application ludique ou télévisuelle » 19 minutes avant l’accident. « Ça pourrait expliquer que votre regard n’était pas sur la route… », insiste la présidente du tribunal. Celle qui montre qu’il a essayé de dévier après et non avant l’impact. Et enfin il réfute l’expertise psychiatrique qui indique que son internement le soir de l’accident était une façon de « fuir ses responsabilités ». L’homme se dit passionné de bolides, s’il n’a plus conduit de camions depuis l’accident, il sait qu’un jour il reprendra la route. Stupéfaction dans la salle. L’enquête montre son « étonnante passivité » ce soir-là. Mais face aux avocats des parties civiles qui le poussent dans ses retranchements il ne dévie pas : il n’était pas sur son téléphone et n’avait pas une conduite dangereuse. « Comprenez-vous que ça va peser autant que vous reconnaissiez ou pas vos erreurs », martèle le procureur.
Vient le tour du conducteur de la navette, Antony Roccasalva, 21 ans au moment des faits. « C’est très regrettable ce qui est arrivé », lance-t-il maladroitement. Il est jugé pour conduite sous emprise de stupéfiant. Des traces anciennes ont été retrouvées dans son sang. Titulaire d’un permis B depuis trois ans à son embauche, il en convient, il n’a pas vraiment eu de formation. Ni de visite médicale. Contrôlé par les gendarmes quelques jours avant l’accident consommant du cannabis, ces derniers avaient prévenu son employeurs dans le but de mettre en place un contrôle routier pendant sa tournée. Concernant sa consommation, il se défausse et remet en cause le témoignage des gendarmes. Le jour du contrôle, il ne consommait pas, assure-t-il. Pour la simple et bonne raison, qu’il aurait arrêté de fumer dès son contrat signé ! « Je me disais que j’avais envie d’arrêter, c’était le moment idéal pour moi », soutient-il devant la cour. C’est sa ligne de défense. Rires jaunes dans la salle. Et l’avocate de la Fenvac (Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs), partie civile, de le tacler : « On sait que ce n’est pas vrai. Vous devez la vérité aux familles ! »
Le maire absent
La meilleure pour la fin. Marie-France Michel veuve Bourlin se présente à la barre, robe à fleurs printanière qui dénote avec la sobriété vestimentaire des autres prévenus et les habits de deuil de la famille brun. La vieille dame comparaît en tant que représentante légale de l’entreprise familiale, envoyée au casse-pipe par son fils Sébastien Bourlin, maire de la commune de Pourrières depuis vingt ans et conseiller départemental qui brille, quant à lui, par son absence. Entendu en 2015, il se déclarait gérant de l’entreprise, c’est même lui qui a signé le marché avec le département, avant de se défausser quelque temps après. Car la mairie de Pourrières a fonction d’autorité organisatrice de second rang du transport scolaire. C’est-à-dire qu’en tant que maire, Sébastien Bourlin était censé contrôler un transporteur qui n’est autre que l’entreprise de sa famille. En 2015, alors élu au CG 83, il devient aussi organisateur de premier rang.
La cour se trouve face à une gérante de paille qui ne sait rien de son entreprise, même pas le nombre de salariés… « J’ai l’impression que vous avez été invitée à ce procès mais sans grand-chose à nous dire », pointe Isabelle Colombani, avocate de la famille Brun. Que savait-elle de la toxicité du conducteur ? Rien. « On évite de demander le volet du casier judiciaire par respect de la vie privée », lance-t-elle au tribunal. Stupéfaction dans la salle. « C’est dommage quand on a des enfants en charge ! », tacle la juge. Et la mère dévouée de s’enfoncer un peu plus à chaque déclaration. Notamment lorsqu’elle laisse entendre que si son fils n’est pas présent c’est bien parce qu’il a une double casquette d’élu qui dérange. La vieille dame balaie d’un revers de main toute responsabilité dans la tragédie. Maître Colombani lui remémore sa phrase malheureuse devant les gendarmes : « Pour mon mari c’est un banal accident de la route. Ce n’est pas un assassinat tout de même. » La maman de Julia pleure. Les avocats des parties civiles insistent : si la fourgonnette avait été un autocar, plus visible, comme le marché le mentionne, les adolescentes ne seraient probablement pas mortes. « Mais est-ce que vous savez ce qu’est un marché public madame Michel ? », lance maître Karsenti, avocat de la famille Balikian-Petrucci. La vieille dame est bien embêtée…
« Comment le parquet peut-il être à l’aise avec un dossier comme ça ? », lance une avocate en aparté. Parquet qui, en fin d’instruction, avait finalement choisi de dédouaner Sébastien Bourlin en le plaçant sous le simple statut de témoin assisté. « Que Sébastien Bourlin soit maire ou autre, je m’en fous », lance le procureur sentant la critique poindre, faisant tout de même la morale à la mère et indirectement au fils de ne pas avoir respecté le marché. Et de savoir si aujourd’hui l’entreprise Bourlin est plus réglo ? L’audience devra se contenter d’un laconique « normalement oui » de la mère. Brouhaha dans la salle. « Vos mots sont indécents », finira par lui dire maître Colombani. Jusqu’à quand va-t-elle tenir la gérance ? « Tant qu’il y a une incertitude, je me maintiens au poste », lance Madame Bourlin. « De quelle incertitude parlez-vous ? », interroge la juge : « Celle du renouvellement du marché de 2022 et de cette affaire. » Ah…
« Les pratiques de corruption ont des conséquences sur la vie des gens »
La juge laisse le temps à chaque famille de venir exprimer sa peine et sa colère à la barre. « C’est une étape de plus que l’on va franchir dignement. Au final, madame, je vous plains d’avoir un fils qui reste à la maison alors que sa mère se fait juger et interroger », lance le père de Julia à l’attention de la vieille dame. Les parents d’Héléna, eux, sont dans le factuel. Voilà sept ans qu’ils connaissent les moindres détails du dossier, les moindres manquements de l’enquête. Son chagrin, Stella Petrucci le garde pour elle. Lucie, 15 ans, les yeux embués de larmes est, quant à elle, venue crier son sentiment d’injustice à la barre. Celui d’avoir perdu à jamais sa grande sœur pour des considérations mensongères et financières d’adultes.
Dans leurs plaidoiries, les avocats des parties civiles regrettent amèrement que les familles des victimes repartent, sept ans après les faits, sans connaître la vérité qu’elles étaient venues chercher. « Est-ce que vous trouvez ça humain ? Ce n’est pas une réponse digne de la justice pas fière de la robe que je porte aujourd’hui », s’indigne maître Colombani. Jérôme Karsenti parle d’un dossier « mal traité par la justice » et d’« un parquet sur lequel on ne peut pas compter ». Et de conclure : « J’ai le tort d’être un spécialiste de la corruption. Cette dernière est mal comprise car souvent pensée en cols blancs, comme une infraction invisible et non traumatique. Mais ici, on voit en quoi les pratiques de corruption ont des conséquences sur la vie des gens et en quoi l’entreprise Bourlin en est un des acteurs principaux ». Les familles, ainsi qu’Anticor se sont portées parties civiles dans une autre procédure pour prise illégale d’intérêt.
« Les gérants de la société Bourlin ont eu des manquements. Mais est-ce que ces manquements ont eu un rôle dans les décès de Julia et Héléna ? Tout le monde n’a pas le même point de vue… », jette le procureur au visage des parents endeuillés. Pour lui, après sept ans de procédure et huit heures d’audience, dans cette affaire, « on n’est pas dans la certitude qu’impose la loi ». Dans le doute, pour le chauffeur poids lourd, il requiert trois ans de prison dont dix-huit mois avec sursis, une condamnation à 800 euros d’amende, un stage et six mois de suspension de permis pour le conducteur de la navette. Et sans surprise, il demande la relaxe pour l’entreprise Bourlin. Délibéré le 7 septembre.