Ça la Fouque mal...
Dans la petite salle des prud’hommes de Marseille, ce 11 septembre 2019, l’ambiance est tendue. Laurence M., ex-veilleuse de nuit dans une Maison d’enfants à caractère social (Mecs), demande à être reconnue comme lanceuse d’alerte. Son employeur, Vincent Gomez-Bonnet, le directeur de l’association Fouque, présent, conteste sa bonne foi.
Elle a été licenciée pour faute grave en janvier 2019, après qu’elle a dénoncé auprès de l’inspection du travail des conditions de travail qu’elle estimait dangereuses pour elle-même et les enfants (lire notre précédente enquête, « Tout Fouque le camp« ). « C’est fou la chape de plomb dans ce secteur, malheur à celui par qui le scandale arrive », glisse une conseillère prud’homale, elle-même éducatrice.
L’enjeu de cette audience en référé devant un juge départiteur est de savoir si le statut protecteur de lanceur d’alerte, qui interdit tout licenciement, doit lui être reconnu. Le juge départiteur est un magistrat professionnel, qui intervient lorsque les conseillers prud’homaux, salariés et employeurs, n’ont pas réussi à se prononcer.
Depuis le 9 décembre 2016, la loi française interdit de sanctionner ou licencier toute personne qui a signalé « un crime ou un délit », voire « une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». Ce s’il a agit « de manière désintéressée et de bonne foi ». Et qu’il a d’abord tenté d’alerter son supérieur hiérarchique, sauf « en cas de danger grave et imminent ».
Bonne et mauvaise foi
« Ce qui se joue là, c’est la bonne ou mauvaise foi de Laurence M. », résume la juge départiteur. L’association reproche à la salariée d’avoir, sur fond de conflit sur ses conditions et horaires de travail avec sa direction, dénoncé des faits erronés pour lui nuire, en transmettant à l’inspection du travail des documents internes faisant état de possibles infractions sexuelles entre enfants.
Veilleuse de nuit depuis 2010, la salariée surveillait seule un groupe mixte de 11 enfants âgés de 8 à 17 ans, dont certains présentant des troubles psy à connotation sexuelle, répartis dans deux bâtiments séparés de 50 mètres. Laurence M. travaillait aux Saints-Anges, dans le 8e arrondissement de Marseille, un des 9 établissements – 7 Mecs et 2 Instituts médico-éducatifs (IME) – que compte l’association marseillaise Fouque.
L’association Fouque, créée en 1892 par l’abbé Jean-Baptiste Fouque, récemment béatifié, se trouve depuis sous la coupe de la grande bourgeoisie catholique marseillaise. Aujourd’hui, pour ses neuf établissements, Fouque est financée par le conseil départemental et la sécurité sociale. Au total, l’association compte 580 salariés pour un budget annuel de 32 millions d’euros.
Après avoir alerté sa direction sur des désordres « minimes », la veilleuse de nuit saisit avec son délégué CGT l’inspection du travail le 18 juin 2018. Et confie à l’inspectrice du travail un extrait d’un cahier de liaison, ainsi qu’un courriel de l’équipe d’éducateurs s’inquiétant le 7 juin 2018 de plusieurs incidents à « connotation sexuelle assez évidente ». Un garçon a ainsi été vu plaçant son sexe sur le front d’un autre endormi et baisser son pantalon face à une chambre de filles. « Le fonctionnement actuel, à savoir un veilleur pour deux unités séparées, ne semble plus permettre la sécurité des enfants et des jeunes », écrivent les éducateurs.
La nuit du 27 juin 2018, l’inspectrice du travail se rend sur place et juge la situation suffisamment alarmante pour signaler les faits au procureur de la République de Marseille via un article 40. Dans sa lettre, elle constate plusieurs « dysfonctionnements » qui concernent « aussi bien les salariés (…) que les enfants, qui dans ce contexte ne peuvent être pris en charge correctement dans cet établissement ». Surtout elle s’inquiète d’une « promiscuité problématique » entre des enfants d’âges différents, « accentuée par l’absence d’éducateur et d’encadrement sur place la nuit ». Elle alerte enfin le parquet sur les « faits graves et inquiétants » dénoncés dans le courriel des éducateurs.
« Cap ou pas cap »
Une enquête pour agressions sexuelles sur mineur et défaut de surveillance est confiée le 24 juillet par le procureur de Marseille à la brigade des mineurs, qui entend les enfants du groupe concerné, ainsi que leurs éducateurs et cadres. L’enquête débouche… sur le placement en garde à vue le 12 septembre 2018, de la veilleuse de nuit de la Maison d’enfants à caractère social et de Christian Barbe, délégué central CGT, pour dénonciation mensongère ayant entraîné des recherches inutiles.
Les enfants auditionnés par les policiers parlent d’un simple jeu « cap ou pas cap », où ceux qui perdaient devaient montrer leur sexe et faire des bisous sur la bouche. Certains disent avoir été touchés aux fesses ou au sexe lors de ce jeu ou à d’autres occasions.
Dans son audition, l’une des cadres des Saints-Anges raconte que l’après-midi du 12 juin, soit quelques jours après l’événement, l’un des garçons des Soleiado est venu la voir dans son bureau « en colère et en pleurs » pour se plaindre qu’on lui avait baissé son pantalon, « qu’il en avait marre et que cela se passait souvent ». Elle dit avoir réagi tout de suite en le confrontant à la jeune fille concernée, cette dernière répliquant que le garçon lui faisait la même chose et qu’en plus il lui touchait « les tétés ». Cette cadre précise sentir le « groupe très mal dans la déviance » sans « limite » et que « tout dérape à des jeux à connotations sexuelles ». Elle estime aussi que les éducateurs ne réagissent pas forcément « car ils banalisent les faits », les « minimisent » et que « pour eux c’est un échec d’en parler à la direction ».
Le directeur de l’association, Vincent Gomez, estime que l’incident avait déjà été réglé en juin par une réponse éducative auprès des enfants. A la lecture de son audition, on apprend qu’il n’a prévenu la direction de l’enfance du conseil départemental du passage de l’inspectrice du travail qu’un mois et demi après. Et que les actes dénoncés n’ont fait l’objet d’aucun signalement à la justice, car réglés en interne.
Enquête à charge
L’enquête paraît plutôt à charge contre la veilleuse de nuit, le policier reprochant à une éducatrice de lui avoir transmis le courriel et demandant à une autre « Pourquoi en est-on arrivés là, si ce n’est pour nuire à la structure et à la direction ? ». Le directeur départemental adjoint de la Direccte (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) est lui même convoqué par les policiers comme témoin en août pour s’expliquer sur le signalement pour information préoccupante réalisé par son inspectrice. « Nous donnons pour consigne dans les affaires de mœurs ou de mineurs de ne pas mener d’enquête », justifie-t-il.
Maître Béatrice Zavarro, avocate au pénal de Laurence M. et de Christian Barbe, dénonce une enquête « vitesse grand V » sans confrontation et « avec des faits graves que manifestement on ne prend pas en considération ». Elle en veut pour preuve le calendrier : « Le 4 septembre on a des enfants qui sont interrogés dans la cadre d’une procédure pour agressions sexuelles, qui tiennent tous le même discours, comme s’ils avaient été briefés avant. Et magie, le 12 septembre, on passe sur une présomption de dénonciation mensongère. On fait un package de deux infractions qui sont radicalement différentes. Et ce, sans avoir un PV de clôture de la procédure initiale. »
Les deux volets de l’enquête ont été classés sans suite en décembre 2018 : pour absence d’infraction concernant les agressions sexuelles, et pour infraction insuffisamment caractérisée concernant les dénonciations mensongères. Cependant, l’enquête pénale n’a jamais été transmise aux avocates des deux salariés, contrairement à l’association Fouque, qui en a même utilisé des extraits pour justifier le licenciement de Laurence M.
En janvier 2019, l’association s’est retournée contre la veilleuse de nuit, en arrêt maladie, lui reprochant d’avoir déclenché une enquête ayant « fortement perturbé le service, (…) entraîné une suspicion sur notre établissement et une désorganisation manifeste de celui-ci », indique sa lettre de licenciement. « Ça a été extrêmement violent pour les gamins et les salariés, à qui on a dit qu’ils avaient mal fait leur boulot », se justifie auprès de nous Vincent Gomez-Bonnet au sortir de l’audience des prud’hommes.
Lors de l’audience, Me Olivier Giraud reproche ainsi à la veilleuse d’avoir « mis en branle la brigade des mineurs » sur des faits qu’elle n’avait pas directement constatés elle-même. Et surtout de parler « quasiment de viol », alors qu’elle avait au départ alerté l’inspection du travail uniquement sur ses conditions de travail.
Questions graves
« Ce n’est pas une infraction pénale quand on n’a pas les moyens d’avoir plus de postes, c’est peut-être plus urgent d’avoir des postes de pompiers », s’énerve l’avocat de l’association Fouque. Une tirade étonnante, alors qu’il avait assuré quelques minutes auparavant que l’association Fouque avait de « beaux budgets » et que « tout l’argent est mis dans le bien être des enfants et les conditions de travail ». Avant de minimiser les faits : « On est des parents : un garçon, une fille on sait qu’on ne peut pas prévoir tout ce qui va se passer. »
« Donc on attend que les enfants soient agressés pour agir ! », s’indigne Me Olivia Voraz, l’avocate de la veilleuse de nuit, qui signale le viol dont a été victime en juin 2019 un enfant du groupe que surveillait la veilleuse. L’avocate dénonce « un problème dans cette association ». « Indépendamment du licenciement abusif de Laurence M, il y a une omerta et un danger pour les enfants », assure-t-elle. Le 30 juin 2019, un jeune de 15 ans a été accusé d’avoir violé un enfant de 8 ans aux Saint-Anges.
Vincent Gomez-Bonnet nous assure qu’il n’y a pas eu de manquement de l’équipe éducative et que les faits se sont déroulés en journée, contrairement à ceux dénoncés par la veilleuse de nuit. Dans un courriel destiné à la CGT daté du 17 juillet 2019, la directrice des Saints-Anges indique, elle, que cet événement serait « malheureusement lié à la nature du public accueilli en Maison d’enfants ».
La juge a demandé pour trancher à avoir accès au dossier pénal. « C’est une affaire complexe sur des questions graves qui mettent en cause le fonctionnement d’un établissement », justifie la magistrate professionnelle. Suite à une nouvelle audience infructueuse le 6 décembre, l’affaire a été à nouveau renvoyée au 5 février 2020, pour examiner les originaux des cahiers de liaison de l’association, avant une nouvelle audience….
Saisi par la salariée, le Défenseur des droits a mené sa propre enquête en mars 2019. Sans toutefois avoir eu connaissance du dossier pénal, ainsi que la lettre de signalement que le parquet et la Direccte ont refusé de lui communiquer. Dans sa note, le Défenseur rappelle l’interprétation très large que la jurisprudence européenne fait de la bonne foi exigée du lanceur d’alerte.
Selon une recommandation de 2014 du Conseil de l’Europe « la personne ayant fait un signalement ou ayant révélé des informations ne devrait pas perdre le bénéfice de sa protection au seul motif qu’elle a commis une erreur d’appréciation des faits ou que la menace perçue pour l’intérêt général ne s’est pas matérialisée, à condition qu’elle ait eu des motifs raisonnables de croire en sa véracité ».
Le Défenseur estime de plus que l’association Fouque n’apporte pas la preuve de la mauvaise foi de son ex salariée. Il constate que « l’inspection du travail a considéré l’alerte donnée par Madame M. suffisamment sérieuse pour décider d’adresser un signalement au procureur, et que ce dernier a considéré le signalement suffisamment sérieux pour procéder à une enquête ». Il souligne aussi « le fait qu’à l’issue de cette enquête, la plainte a été classée sans suite au motif d’une absence d’infraction ne suffit pas à démontrer la mauvaise foi dans l’alerte ». Et le Défenseur de rappeler : « Le licenciement qui fait suite à une discrimination, une atteinte au statut protégé de lanceur d’alerte, (…) constitue une situation particulièrement grave dont l’auteur doit être dûment condamné. »
Samantha Rouchard (le Ravi) et Louise Fessard (Mediapart)