« Faut que je sois isolé ! »

En attendant l’audience, sur les bancs de la défense, les avocats tancent les journalistes : « Le titre “Laissé pour mort dans les douches” (1), ça nous a fait du mal. On a l’impression qu’on devrait être aux assises ! » Le défenseur de la partie civile fait la moue : « Il était pas très en forme, quand même, hein… » Ce 18 novembre après-midi, le tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence juge sept détenus de la maison d’arrêt de Luynes pour violences volontaires contre un autre prisonnier. Début octobre, la victime avait été retrouvée dans une mare de sang, mâchoire fracturée et traumatisme crânien. Dix jours d’ITT. Mais l’affaire se retrouve au tribunal seulement quinze jours après, en comparution immédiate. La victime étant encore hospitalisée, l’audience est repoussée au mois de novembre. Alors quand arrive « le dossier des sept » comme l’appelle la présidente du tribunal, c’est le branle-bas de combat. La petite salle en préfabriqué, déserte de public pour cause de Covid, se retrouve emplie de policiers et de baraqués de la pénitentiaire. Le box étant trop petit pour loger les prévenus et leur escorte, on en a placé trois sur les bancs théoriquement réservés aux prévenus qui comparaissent libres.
Récidivistes
Isolé sur la gauche de la rangée, Ibrahim. C’est le seul à reconnaître avoir porté des coups. Il plaide la légitime défense, dit que la victime l’a menacé avec une lame de rasoir. « En sortant des douches je me suis retrouvé face à lui. Il était très près de moi, il avait une lame. J’ai eu peur. » « Et vous auriez fait tous ces dégâts à vous tout seul ? », doute la présidente. Car les six autres nient tout. « Je ne sais même pas ce que je fous là ! », balance en déclaration liminaire le plus jeune, qui se fait immédiatement reprendre de volée par la magistrate. Ne voulant pas se retrouver seul face aux sept prévenus, la victime est entendue en visioconférence depuis la maison d’arrêt, un volumineux dossier devant lui, qu’il dispatche partout sur sa table. « Arrêtez avec les papiers, ça fait trop de bruit dans le micro ! », tempête la présidente.
Dans et hors le box, tous ont la vingtaine et plusieurs condamnations à leur actif, jusqu’à 18 condamnations pour un seul prévenu. Principalement pour trafic de stupéfiants, parfois pour violences, voire pour trafic d’armes. Ibrahim mis à part, tous habitent chez des parents quand ils ne sont pas détenus. Un seul a un emploi. Leur présence à l’audience se noue lors d’une séance de douches à la maison d’arrêt. Selon le récit d’Abderahmane, la victime, tout commence quand il ouvre la fenêtre d’une des cabines pour griller une clope. Un des prévenus lui demande de la refermer. Un autre commence à le brancher sur des rivalités entre son quartier d’origine et le centre-ville de Marseille, où habite Abderahmane. Puis se met à le pousser. Un autre le saisit à la gorge par derrière. Les coups de poing pleuvent. Un coup de tête. La victime tombe à terre. Il est frappé à coups de poing et de pied. « Vous tentez de ramper vers la porte mais ils vous saisissent par les chevilles et vous traînent au sol », souligne la présidente, lisant méticuleusement le témoignage. Abderahmane finit par perdre connaissance. C’est un auxiliaire, un détenu employé à la prison, qui découvrira la victime inanimée dans les douches. Les autres détenus présents n’ont rien vu, rien entendu.
Menaces
Mais un mois et demi après, la victime non plus n’est plus si sûre de ce qui s’est passé. Il récrimine. Puis temporise. « Je les connais pas ces gars, c’est peut-être rapport à mon frère qui est aux Baumettes. Après, peut-être certains ont essayé de nous séparer, je sais pas. » Reconnaît-il ses agresseurs parmi les prévenus ? Péniblement, en faisant lever les détenus, déplacer une assesseure dont le siège bouche l’angle de la caméra, Abderahmane, comme collé à l’écran, fait la revue. « Lui oui, à 1000 % ! Lui aussi… Lui, non. Lui, il a séparé… » A l’arrivée : deux prévenus reconnus, sur sept. « Et que les non-marseillais, c’est curieux, s’étonne la présidente. Ça change quand même un peu de votre témoignage. Mais vous avez dit aussi que des personnes sont venues vous voir en prison pour vous dire que les gens, au tribunal, il ne faudrait plus les reconnaître… » « Je sais pas qui c’est mais je ne me sens plus en sécurité, s’écrie Abderahmane. Faut que je sois isolé ! » Pour le procureur Emmanuel Merlin, la cause est entendue : « C’est un classique de détention, probablement lié à des ramifications à l’extérieur… La victime a eu l’outrecuidance de porter plainte, ce n’est pas fréquent. Au début, il reconnaît tout le monde de manière circonstanciée. Et puis on a affaire à la voyoucratie en prison, et malheureusement monsieur a compris le message. Aujourd’hui il ment. Il avait reconnu les sept. Ils ont fait jouer leurs réseaux, et fait porter le chapeau à celui qui a le casier le moins chargé, c’est classique. » Il réclame une peine « exemplaire » de quatre ans ferme, pour chaque prévenu.
La défense bondit : « A lire la presse, on croirait qu’on est aux assises, avec un dossier solide, attaque Me Baptiste Buffé. Or il manque au moins une personne à ce procès : l’administration pénitentiaire, qui devrait nous expliquer comment elle peut envoyer 14 détenus en même temps dans des douches de 4 cabines ! Et sans même un surveillant à proximité ! Quant à la lame, les douches ont été fouillées, mais pas le codétenu de la victime. » « Les douches font 9 m², et dans le dossier on n’a pas une photo, ni même un plan pour comparer avec les déclarations, pointe Me Romain Dinparast. Quant aux menaces, elles ne sont pas circonstanciées. » Tous les avocats plaident la relaxe, dénonçant une enquête trop rapide, voire bâclée, reposant sur un seul témoignage.
« Il n’y a pas eu de vérification physique sur les détenus pour voir s’ils avaient participé à une bagarre, rappelle Me Quentin Motemps. On ne se base que sur la parole de la victime. Or la toute puissance de la victime, ça conduit à l’erreur judiciaire, c’est Outreau ! » Les avocats s’appuient aussi sur la commission de discipline de la maison d’arrêt qui, début novembre, n’avait sanctionné que quatre des sept suspects pour ce passage à tabac. « Elle aussi, elle aurait reçu des menaces ? », tacle Me Buffé. La présidente et ses deux assesseures se retirent pour délibérer. Quarante-cinq minutes plus tard, la décision tombe : quatre ans pour le seul Ibrahim, relaxe pour tous les autres. « Les déclarations fluctuantes de la victime ne peuvent pas suffire à établir la culpabilité », explique la présidente. Ibrahim est condamné pour « violences en réunion », mais les autres auteurs « ne sont pas identifiés ». Les détenus repartent dans un morne brouhaha. Deux d’entre eux ont déjà purgé la peine qui les avait menés à Luynes. Ils devraient être libérables dans la semaine.
1. Article de La Provence, 26 octobre 2020