La Bac Nord, envoyée au charbon
D’un coup, les yeux se plissent dans un sourire amusé. Les regards se recherchent, presque nostalgiques. Entrecoupée par les bruits de la circulation et de la radio cryptée, une ambiance de vestiaire résonne dans la salle d’audience de la 11e chambre du tribunal de Marseille. Des conversations captées durant cinq mois de 2012, par des micros placés dans les voitures de la brigade anti-criminalité (Bac) des quartiers Nord de Marseille.
À l’issue de cette longue enquête menée par la police des polices, le procureur de l’époque, Jacques Dallest, avait dénoncé une « gangrène » qui aurait amené des policiers de la Bac Nord à détourner des saisies d’argent et de stupéfiants. Dix ans après, que reste-t-il de l’affaire ? « Un simple rhume des foins », taclent les avocats de la défense. Tout de même : dix-huit policiers qui comparaissent pour des faits de vols, détention et transport de stupéfiants. Avec, au fil des audiences, l’impression tenace de voir se raconter la rencontre entre des policiers en quête d’adrénaline et un système qui fonce droit vers un mur en klaxonnant.
Pression du chiffre
En 2012 la Bac Nord, c’est le plus gros service de police dans les Bouches-du-Rhône. « Un porte-avions : 70 fonctionnaires, 4 500 interpellations par an, le plus gros nombre de France, un service qui dérange », assure un des prévenus. Un service avec de gros objectifs : « Il fallait qu’on fasse 56 mises à disposition [à la justice] par mois et jamais j’ai fait un clandestin ou une prostituée », s’enorgueillit à la barre Bruno Carrasco, 50 ans, prévenu et ancien chef de groupe de la Bac Nord. Ces statistiques – dont dépendent les bonus et les carrières des gradés depuis les réformes Sarkozy de 2002 – comment les tenir ? En multipliant les actions contre les points stups, présents partout dans les quartiers. Un revendeur interpellé égale un délit constaté et un suspect interpellé. Une barre de plus dans le bilan mensuel, avec un taux d’élucidation de 100 %.
« Souvent à la fin du mois, mon supérieur venait me voir : “Tonton, là je suis un peu limite sur mes stats de shit, faudrait faire un plan stups” », se souvient Bruno Carrasco. « Élucider un cambriolage ou un viol, c’est compliqué. Un plan stups, ça ramène des bâtons [des chiffres] faciles à la fin du mois », soutient Denis Michon, ancien îlotier. Passé à la Bac Nord, il avait rapidement demandé son transfert à l’équipe de nuit : « C’est moins l’industrie. » Policier à la Bac Nord devenu depuis délégué du syndicat Alliance, Stéphane Joly abonde : « Une saisie [de drogue], ça devait être 45 minutes, et après on y retourne. Les moyens employés pour arriver au résultat, ça n’intéresse personne. »
Saute-dessus
Or à cette époque, les poulets sont de plus en déplumés. Les réductions d’effectifs dans la fonction publique, accélérées par le même Sarkozy, ont durement frappé la police : « En 2012 sur les quartiers Nord, le week-end, il n’y a qu’un seul véhicule de la Bac. Pas de police-secours, pas de groupe de sécurité de proximité, pour un territoire presque aussi grand que Paris, appuie Sébastien Laplagne, seul officier de police judiciaire de la Bac Nord à être poursuivi. Cette situation, est-ce que c’est ma faute, ou celle de l’État ?? Je me demande… »
Pour multiplier les interpellations, la tentation est grande de ne réserver la paperasse qu’aux grosses affaires. « Au service de nuit il y avait un chef d’équipe qui faisait systématiquement toutes ses procédures, se souvient Denis Michon. Il devait arrêter sa patrouille une heure plus tôt que prévu pour pouvoir tout finir. On râlait parce que pendant une heure il y avait un équipage en moins sur le terrain. » Dans les affaires de stups, certains officiers recommandent de ne pas établir de main courante pour les saisies inférieures à cinq barrettes de shit, en privilégiant une destruction du produit sur place. Mais pour les plus grosses affaires ? Deux techniques : le flagrant délit, ou la remontée d’informations via des indicateurs.
Pour le « saute dessus », pas de problème : c’est le cœur de métier de la Bac. Tous les prévenus s’accordent : « c’est le plus gratifiant », « ça représente vraiment la police ». Mais pour « loger » des personnes recherchées, il faut des informateurs. Sont-ils rémunérés ? « Dans les services d’enquête, en police judiciaire ou aux douanes, les “aviseurs” sont identifiés sur un registre et rétribués selon des règles et des barèmes très stricts, explique Me Frédéric Monneret, avocat de deux des prévenus. Mais sur le terrain, sous la pression de la politique du chiffre, ça ne peut pas fonctionner comme ça. C’est une pratique qui existe dans tous les services de police de France… » Laquelle ? Celle de mettre de côté des stupéfiants lors des saisies, pour rétribuer par la suite des informateurs. « Dans les quartiers, les gens ne veulent jamais être enregistrés, assure Bruno Carrasco. C’est plutôt “Chef, c’est possible que tu me donnes deux-trois barrettes ? Je suis fumeur…” »
Casiers et faux plafonds
Les 18 suspects de la Bac Nord ont-ils eu recours à cette technique ? Stéphane Joly assure avoir pu arrêter ainsi un gang de braqueurs en fuite. Et contre la promesse d’une place en crèche pour la fille d’un autre indic, son équipe a pu obtenir le nom d’un homme qui l’avait gravement blessé lors d’une intervention. Bruno Carrasco est plus mitigé : il admet avoir utilisé du shit détourné pour tenter de se mettre dans la poche son voisin de HLM, qu’il soupçonnait de détenir des informations utiles. Mais il tempère : « J’ai deux informateurs de très longue date qui m’ont fait faire de très belles affaires, sans être jamais rémunérés. » Les autres reconnaissent avoir entendu parler de la pratique, sans forcément y avoir recours, ou assurent au contraire qu’elle n’existe pas.
Dans les casiers et les faux plafonds des vestiaires de la Bac Nord, la police des polices a pourtant retrouvé au total 350 grammes de cannabis et de résine dissimulés. Ainsi que plusieurs sacoches de revendeurs, vides. Si la rémunération d’indics n’était pas une pratique généralisée, à quoi servait cette drogue ? A un enrichissement personnel ? Et où serait passé l’argent ? Malgré une longue enquête, le juge d’instruction n’a trouvé aucune trace de fonds en liquide suspects sur les comptes des prévenus. Au pire, pour l’un d’eux, un dessous de table en cash sur la vente d’un appartement. Et, plus grave, un des policiers prévenus qui avoue avoir récupéré 540 euros en liquide dans la sacoche d’un dealer.
Le tout pour quoi ?? Après un raid contre un plan stup, un autre réseau – ou le même – prend immédiatement le relais. Après une première fuite sur l’enquête visant la Bac, parue dans Le Point en janvier 2012, la hiérarchie demande aux équipes de lever le pied sur les plans stups. Au grand dam des policiers : « Si on ne passe pas tous les jours, les réseaux vont prendre de la graine. Les jeunes vont nous lancer des pierres, les guetteurs nous gueuler dessus à la portière, assure Stéphane Joly. On a un équilibre précaire à maintenir avec les moyens qu’on a. L’avantage d’utiliser la Bac, c’est qu’on ne se pose pas trop de questions intellectuellement sur la façon dont on est employé. On est une force de frappe. » Dissoute fin 2012 après la révélation de l’affaire, la Bac Nord a depuis été reconstituée.