Grande Tchatche avec Dominique Manotti : « Ce passé colonial qui ne passe pas »
le Ravi : Comment expliquer que le massacre raciste retracé dans Marseille 73 soit presque tombé dans l’oubli ?
Dominique Manotti : L’oubli, c’est une grande valeur française. En France, on refuse de réfléchir à notre passé colonialiste et raciste. Il a fallu un historien américain (Robert Paxton, Ndlr) pour forcer le mur de l’oubli sur notre rôle pendant la collaboration. On se rêve comme la grande nation des Droits de l’Homme, drapée dans ses drapeaux et ses grands mots. Mais on s’intéresse relativement peu à ce que l’on fait véritablement. C’est le rôle du roman de dire : « Ça s’est passé comme ça. »
Très engagée en 1973, vous n’aviez pourtant pas identifié ces ratonnades à l’époque…
Oui ! J’étais militante syndicaliste à Paris pendant les années 1970. On a mené plusieurs luttes aux côtés des travailleurs immigrés et pourtant, je n’ai pas du tout vu passer les ratonnades de 1973. C’est ce qui a déclenché le départ du roman. En dépouillant la presse sur l’ensemble de l’année 1973, je suis tombée sur des faits divers. Le cadavre d’un Algérien noyé dans le Vieux-Port, un autre retrouvé avec des balles dans la tête… [une vingtaine de victimes à Marseille au total, ndlr] Tout de suite, ça m’a alertée. Je me suis dit qu’il fallait creuser.
Rappelons la mémoire des événements de cet été 1973. D’abord ça démarre à Grasse, pas à Marseille.
Au moment des événements, on disait dans la presse que la ratonnade avait commencé à la suite d’un meurtre d’un traminot marseillais par un immigré algérien. En fait, les meurtres d’Algériens débutent avant, en juin 1973. Évidemment, l’assassinat va provoquer une flambée immédiate.
Vous pointez aussi le rôle du gouvernement dans cette flambée raciste…
Il y a toujours des attitudes du gouvernement à l’origine des vagues racistes. En 1968, pour lutter contre les gauchistes, le pouvoir gaulliste a amnistié tous les OAS [membres de L’Organisation de l’armée secrète ndlr]. C’étaient des comploteurs responsables d’une série d’attentats en France qui avait participé violemment à la fin de la guerre d’Algérie. Beaucoup des OAS se sont repliés sur Marseille. Le deuxième élément, c’est que devant un début de récession, le gouvernement a alors décidé d’instaurer un contrôle étroit de l’immigration, les fameuses circulaires Marcellin-Fontanet. Le gouvernement a créé une carte de séjour et de travail. Pour l’obtenir, les immigrés devaient avoir un contrat de travail et un logement décent. Or, en France, 85 % de l’immigration vivait dans des taudis et travaillait au noir…
À Grasse, ça démarre par une manifestation de travailleurs immigrés contre ces circulaires. Qu’est ce qui se passe ensuite ?
La réaction est très violente. Un petit millier de travailleurs immigrés manifestent pacifiquement devant la mairie. Ils se mettent en grève et demandent simplement qu’une délégation soit reçue par le maire. La réaction de l’édile c’est de dégager la place à la lance à eau et de recourir aux CRS qui vont s’en donner à cœur joie. Ensuite, les commerçants et artisans de Grasse vont apporter spontanément leur soutien aux CRS. Ils se munissent de manches de pioche, de balais… C’est la chasse aux immigrés. On tape, on bouscule, on envahit les maisons de la vieille ville – qui à l’époque sont complètement en ruine – dans lesquelles les immigrés sont logés. Un comité de défense se crée qui servira, peu de temps après, de « modèle » pour Marseille suite à l’assassinat d’un traminot par un algérien.
Dans le roman, vous soulignez que la police marseillaise est gangrenée par des groupuscules.
Là aussi, c’est le résultat d’une politique étatique. À l’indépendance de l’Algérie, il y a eu un rapatriement de tous les fonctionnaires français qui ont retrouvé leurs places au même grade. Seulement, les fonctionnaires de police en Algérie avaient des méthodes… assez musclées : c’était une police coloniale. En France, on a ce passé colonial qui ne passe pas. Les premiers craquements apparaissent seulement maintenant. Pendant cinquante ans, c’était le silence total, le déni.
Le commissaire Théodore Daquin, personnage récurrent dans votre œuvre, mène l’enquête dans le roman…
Quand j’ai commencé à écrire sur Marseille dans Or noir, je n’arrivais pas à me mettre dans le regard d’un policier marseillais. J’ai eu l’idée de reprendre mon personnage de Théodore Daquin qui est extérieur de deux points de vue. Il est d’abord parisien, donc en dehors des luttes d’influences marseillaises. Il est aussi homosexuel. De ce point de vue là, être gay en 1973 à l’Évêché [commissariat central de Marseille] ce n’était pas possible. Il faut quand même se souvenir qu’à cette époque, dans beaucoup de villes, les policiers homosexuels étaient exclus.
Vous dites de lui qu’il est un “chasseur”. Qu’est ce que ça signifie ?
Il a choisi d’être un policier gradé, un commissaire. Pendant très longtemps, la police était un métier dans lequel on commençait par en bas et on montait au fur et à mesure. Il y avait une véritable promotion interne et sociale. Les commissaires étaient des gens – pour la plupart d’entre eux – passés par toute la chaîne et qui connaissaient extrêmement bien le métier. Avec la création de l’école des commissaires tout devient différent : on ne connaît plus parfaitement le fonctionnement du corps de police. Théodore Daquin est un de ces commissaires-là. Il est devenu policier pour l’excitation de la chasse. Un certain style de vie et de rapport aux gens. Il aime la possibilité de jouer avec la légalité en restant du bon côté. Du moins, en se débrouillant pour apparaître comme restant du bon côté… Ce n’est pas du tout un combattant du bien contre le mal.
À travers la fiction, vous documentez des fonctionnements. Notamment, celle d’une police qui camoufle la vérité. Un personnage 100 % marseillais symbolise ça : le Gros Marcel.
Il incarne une gestion pacifique des difficultés du corps policier. Il essaye d’arranger les choses. Il gère. Cette gestion est rendu presque indispensable par la complexité de la composition du corps policier. Vous avez à la fois les Corses, le Service d’action civique, Force ouvrière, les syndicats de police, les Pieds-noirs… Pour gérer, on couvre. Ce qu’il faut dire avec force, c’est que les policiers ne couvrent que parce qu’ils sont eux-mêmes couverts par la justice.
L’esprit de corps de la police est-il toujours d’actualité ?
L’esprit de corps, c’est une donnée de base. C’est plus prononcé dans la police que dans n’importe quelle autre profession en France. Parce que les policiers s’enracinent non seulement dans l’esprit de la fonction publique, mais aussi dans la réalité du boulot. Un policier n’agit jamais seul : il est toujours en groupe. Et la sécurité de chacun dépend de l’esprit et de la solidité du groupe. Une chose qui m’a toujours beaucoup étonnée, c’est qu’on semble découvrir aujourd’hui que les policiers produisent des faux témoignages. Au moindre pépin, l’équipe en question se réunit, s’accorde sur une version et tout le monde témoigne de la même façon. C’est un fonctionnement interne permanent. Je n’arrive pas à croire que les juges ne s’en sont jamais aperçus. Les procureurs et juge d’instruction le savent… et couvrent. Ils travaillent avec les policiers et ont besoin d’eux. Les patrons, c’est ceux qui font l’enquête sur le terrain.
Feriez-vous le parallèle entre ce que vous décrivez dans votre livre et la mort de Zineb Redouane ?
Évidemment. Zineb Redouane est une vieille femme, 80 ans, qui se trouvait sur le parcours d’une manifestation à Marseille, au 4ème étage de son immeuble [le 2 décembre 2018, ndlr]. Il y avait du bruit, elle se penche à sa fenêtre pour fermer ses volets et prend une grenade en pleine tête. La partie droite de son visage est complètement enfoncé. Elle est évacuée à l’hôpital pour être opérée puis meurt. Dans un premier temps, il a été dit qu’elle était morte des suites de l’opération. C’est drôle, franchement…. Le juge d’instruction a été dessaisi. Le nouveau magistrat a essayé de faire plus sérieusement son boulot. On a reconstitué le fait qu’il y avait cinq policiers autour du lance-grenade. Qui a agi dans le groupe ? Chacun des policiers dit qu’il ne sait absolument pas. Aucun témoignage. Ensuite, le juge d’instruction a demandé à la hiérarchie policière de lui fournir l’arme pour l’identification. La hiérarchie a refusé. L’enquête est en cours et l’identification n’est toujours pas faite. Bien sûr, l’équipe des cinq ne dira jamais rien et elle est couverte par sa hiérarchie. Mais elle a d’abord été couverte par la justice qui a dit que Zineb était morte des suites de l’opération.
On appelle « musulmans » les victimes des ratonnades de 1973. Que penser de cette dénomination ?
Quand l’Algérie était un département français, il y avait une grosse difficulté pour nommer la population algérienne. On ne pouvait pas parler d’Algérien puisque l’Algérie, c’était la France. On ne pouvait pas non plus parler de Français, parce qu’on savait bien qu’ils n’avaient pas les mêmes droits. Le terme utilisé – et ce même avant la guerre d’Algérie – c’était « musulman ». C’est très surprenant pour la République soit disant laïque. Ils ont été assignés à la religion par le colonisateur lui-même. Il y a une difficulté de vocabulaire qui est révélatrice d’un profond malaise politique.
Comment ces meurtres d’immigrés à Marseille s’inscrivent-ils dans l’histoire de l’extrême droite ?
Ordre nouveau [créé en 1969 ndlr], est un mouvement extrêmement violent qui va être dissous en 1973. Là encore, il y a une liaison étroite avec la politique gouvernementale et la circulaire Marcellin-Fontanet. À partir de ce moment-là, le slogan d’Ordre nouveau va être : « Halte à l’immigration sauvage ! » C’est la traduction en vocabulaire d’extrême droite de cette circulaire. Cette campagne-là trouve son audience. En 1972, c’est la création du Front national qui va être sur ce même socle idéologique, avec l’importance de l’Algérie française, du souvenir colonial et du racisme. Ce mouvement du FN a un axe : celui de donner une existence légale dans le jeu électoral à cette extrême droite virulente. C’est très intrinsèquement lié à la crise des ratonnades. Il y a une base du FN enraciné dans la haine anti-Arabe.
Marseille 73, comme tous vos romans, est très noir. Mais il met en scène des personnages positifs, comme celui membre du Mouvement des travailleurs arabes…
Effectivement, ce n’est pas toujours le cas. Le MTA [Mouvement des travailleurs arabes ndlr] et de ses deux grèves successives, ça été une découverte pour moi. Un tout petit mouvement qui s’adresse aux travailleurs arabes et qui arrive à bloquer complètement les chantiers de la Ciotat et une partie de l’activité industrielle sur le département des Bouches-du-Rhône, c’est remarquable. C’était important de rendre compte de cette mobilisation et de réfléchir à la façon dont le corps organisé classique – les syndicats, les partis – n’y ont pas répondu. J’écris des romans pour m’interroger sur ce qu’a fait – ou pas – ma génération. Mais aussi pour rendre hommage à ces militants-là. Ce ne sont pas des personnages noirs pour moi !
Selon vous, votre génération a échoué politiquement. Quel regard portez-vous sur celle qui se lève avec les Black Lives Matter aux USA ou La vérité pour Adama en France ?
Je ne pouvais pas imaginer lorsque j’ai envisagé l’écriture de mon roman qu’il allait entrer en résonance aussi vite avec l’actualité… Après des années et des années de très grave dépression, quelque chose de nouveau est en train d’apparaître. Ça me rend heureuse !
Pourquoi refuser l’étiquette de romancière engagée ?
Le terme de d’écrivain engagé a un sens qui fait référence au passé communiste de l’après-guerre. Un engagement, c’est entrer à l’intérieur d’un parti. Et travailler en liaison étroite avec ce mouvement sur des objectifs politiques définis. Ce n’est pas ma situation. Et je le regrette !
Est-ce que la littérature peut agir sur le monde ?
Non. Il n’y a pas d’influence directe sauf exceptions : Hugo, Dickens… Par contre, l’écriture contribue à l’état culturel d’une société. C’est une goutte d’eau dans un monde, mais c’est fondamental. Faire lire un certain nombre de choses, en discuter, rencontrer des gens, travailler à raconter le monde tel que l’on le voit. C’est ça qui contribue à l’état culturel d’une société.
Pourquoi ne pas publier des essais plutôt que des romans ?
Parce que la fiction a beaucoup plus d’influence que l’Histoire ! Le lecteur d’un roman vit la situation complètement. C’est une expérience de vie profonde. On est très influencé par les romans que l’on a aimés, beaucoup plus qu’on ne le croit. On a des modes de raisonnement, de saisie de la réalité, qui passent à travers nos lectures d’adolescence, à l’âge adulte. Un essai historique s’adresse à votre raison. Et non pas à vos sentiments, à vos peurs, à vos réflexes… Dans un roman, il y a tout ça.
Votre style est très personnel. Vous écrivez par exemple seulement au présent…
Le cinéma m’a influencée : c’est un art du présent. En France, le temps du récit dans la littérature, c’est le passé. Si vous lisez un roman qui est écrit au passé, cela signifie que l’histoire est déjà finie. Celui qui raconte connaît l’issue et le lecteur n’est pas à égalité avec le romancier. Au présent – même si c’est un artifice – l’auteur suit l’histoire au même rythme que le lecteur. La fin est en train de se faire.
Propos recueillis par Michel Gairaud et mis en forme par Samuel Vivant