« On est à l’agonie »

A 10h30, c’est la troisième fois que le vent fait tomber les « Roll Up » de l’exposition sur la citoyenneté installée devant la salle commune de l’Unité éducative d’activité de jour (UEAJ) d’Aix-en-Provence. Et autant de fois que l’équipe de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) des Bouches-du-Rhône et les éducateurs spécialisés du Relais du soleil sortent de la salle commune pour les relever. Si au Ravi on avait mauvais esprit, on y verrait une métaphore de l’état du monde judiciaire. Pierre Pibarot, le directeur territorial de la PJJ des Bouches-du-Rhône, préfère y voir le symbole d’un « collectif » soudé. Lui-même montre d’ailleurs l’exemple en remettant sur pied des kakemonos.
Malgré les efforts de ce quinqua aux faux airs de l’acteur Robin Williams, arrivé de la PJJ du Calvados il y a un peu plus de deux ans, l’exposition est surtout largement boudée. C’est aussi le cas des boissons et viennoiseries servies dans la salle et, plus problématique, de l’événement du jour : les portes ouvertes organisées à la demande du ministère de la Justice, comme dans toutes les directions interrégionales ce 17 novembre, dans le cadre des États généraux de la justice lancés par Emmanuel Macron, le 18 octobre, pour « renouer le lien entre les citoyens et l’institution judiciaire ». A part la responsable d’une association et une journaliste de La Provence, magistrats, fonctionnaires de la justice, élus, institutions et partenaires plus ou moins divers avaient visiblement plus intéressant et plus urgent à faire que de participer à ce nouveau « Grand débat national ». Dommage donc pour la contribution collective attendue sur « la justice de protection », la thématique locale…
Menaces sur la justice
Le lancement de ces États généraux à six mois de la présidentielle n’y est sûrement pas pour rien. En-dehors de préconisations d’un comité composé d’élus, de magistrats et de juristes (trois femmes sur douze membres), il devrait en sortir au mieux le prochain programme sur la justice d’Emmanuel Macron. Le calendrier est particulièrement serré – quatre mois pour aboutir à des propositions, des priorités, une évaluation et un avis du comité (ouf!) -, les modalités de participation directe sont plutôt obscures et les questionnaires en ligne très orientés. Dans celui pour les « citoyens », rempli en dix minutes, on y trouve aussi de la retape pour les dernières reformes. Pourquoi se gêner ?
Surtout, la souffrance des magistrats et des greffiers face à une institution maltraitante, encore relayée dans une tribune publiée dans Le Monde le 23 novembre, comme les attaques et la défiance dont ils sont l’objet, jusque dans les rangs du gouvernement, ne passent plus. Alors même que les réforment s’empilent, mais sans graver dans le marbre l’indépendance du parquet promise par le candidat Macron en 2017, et que les augmentations budgétaires sont essentiellement fléchées sur la construction de nouvelles prisons, la justice française est à l’image des écoles de Marseille : elle manque de tout. De moyens humains, financiers et matériels. Autant de sujets curieusement absents des questionnaires…
« C’est très électoraliste, tranche le Snpes-FSU de Paca, le principal syndicat de la Protection judiciaire de la jeunesse. On ne voit pas trop ce qui peut sortir [des États généraux] et en interne on en a un peu rien à faire. » Les éducateurs ont déjà sur les bras le nouveau code pénal des mineurs, entré en vigueur le 30 septembre (voir ci-contre). « On agonise, alors on n’en attend rien », dénonce de son côté Nathalie Roche, co-déléguée du Syndicat de la magistrature pour Marseille (SM, classé à gauche), qui critique un « timing court alors que la justice est un des piliers de la démocratie ». Les principales craintes de cette juge d’instruction : la mise en place d’une fausse indépendance du parquet, « l’installation d’une justice à deux vitesses » avec de plus en plus de procédures payantes (les questionnaires parlent de « ticket modérateur »). Et , surtout, un « recul du contrôle des libertés publiques par les juges, comme l’ont demandé les manifestations de policiers », rappelle la syndicaliste.
Une crainte partagée par la Ligue des droits de l’Homme, dont le président d’honneur fait partie du comité des états généraux. « Deux textes importants ont été votés cette année : l’interdiction de diffuser des images sur lesquelles les forces de l’ordre seraient reconnaissables et l’autorisation pour ces dernières d’utiliser des drones, dont les images pourront avoir une utilisation directe. On demande donc aux magistrats d’adhérer à ce virage sécuritaire », rappelle Jean-Pierre Deschamps, de la LDH de Marseille, un ancien président du tribunal pour enfants.
Les usagers ignorés
De son côté, Pierre Pibarot refuse « d’aller sur ce terrain ». « Pour moi, ces États généraux sont une opportunité de faire connaître les jeunes dont nous nous occupons sous un jour différent et les actions de la PJJ. Et c’est l’occasion de demander leur avis et de prendre le pouls des citoyens sur la justice, insiste le directeur territorial de la PJJ 13. Je suis le premier à inciter mes équipes, des citoyens experts, à s’exprimer sur le site “Parlons justice” » (1).
Faute d’interlocuteurs pour débattre, et de journalistes pour la conférence de presse, les présents sont donc invités à rejoindre les jeunes accompagnés par l’Unité éducative pour une « olivade ». Installée à la sortie d’Aix-en-Provence, sur la route d’Avignon, l’UEAJ d’Aix-en-Provence dispose d’un terrain de 10 000 m² en contrebas de son accueil de jour et de son foyer d’hébergement de douze places. Dix oliviers y sont plantés, où ont grimpé une poignée d’ados de 16 et 17 ans qui récoltent au son de raps. Le terrain permet de proposer une formation dans les espaces verts. Les jeunes peuvent aussi se former ou effectuer des stages à l’extérieur. C’est le cas de Jawad (2), qui est en stage civique au service jeune de la ville d’Aix.
Rencontré au retour de la matinée de récolte, le jeune homme reconnaît, sous le regard méfiant de l’équipe de la PJJ et de celle de l’Unité éducative, que sa rencontre avec la justice a été « bizarre ». Shéhérazade peste, elle, contre une justice qui lui impose « un stage dans la même rue depuis deux mois » (l’UEAJ, Ndlr) et des « éducateurs qui ont toujours raison ». Quand à Walid, le plus volubile, il met « justice et police » dans le même sac, dénonçant une « justice discriminatoire ».
Alors que la matinée s’achève et que Pierre Pibarot redit son regret « de ne pas avoir pu débattre faute de temps pour l’organisation », on repense aux trois jeunes : ces usagers particuliers de la justice avaient sans doute plus à dire. Et auraient toute leur place dans le grand débat.
1. Le prestataire est Bluenove, comme pour le « Grand débat national » post Gilets jaunes.
2. A la demande de la PJJ, les prénoms des jeunes ont été changés pour préserver leur anonymat.