"Jean Jaurès a dû se retourner dans sa tombe !"

Un policier discute avec un futur officier devant le tribunal judiciaire de Marseille. « C’est qui la délinquance ?”, interroge le flic sans attendre de réponse. “Ceux qui sont en col blanc ou ceux qui sont sur un T-Max ?” Le stagiaire est venu observer ce 31 mars le réquisitoire du ministère public contre les ex-princes de la ville, les frères Guérini, Alexandre, l’entrepreneur, et Jean-Noël, sénateur divers-gauche et ancien homme fort du Parti socialiste. Soupir du policier : “Ah, on se dit qu’il est pas beau, le monde, quand on voit ça…” .
Ça : une énorme affaire aux ramifications aussi longues que diverses. Pour leurs réquisitions, les procureurs Patrice Ollivier-Maurel et Étienne Perrin l’ont resserrée en cinq points, les infractions relatives au centre de la Vautubière, celles liées à la décharge du Mentaure, les abus de biens sociaux de 2006 à 2009, le favoritisme au sein de la Marseille Provence Métropole (MPM) et la destruction des ordinateurs du conseil général des Bouches-du-Rhône (CG13) en novembre 2009.
Au cours d’une audience éprouvante, plus de huit heures, les deux procureurs démontent point par point les arguments de la défense des Guérini et des neuf autres accusés, cette nébuleuse réunissant un réseau d’hommes apparaissant cupides et corrompus ou subalternes, hommes-lige et obligés de l’ancien président du CG13 et son frère chef d’entreprises. Tous ont permis à un système clientéliste de fructifier et perdurer.
« Passager clandestin »
Élocution paresseuse et verve ironique, le procureur Patrice Ollivier-Maurel commence par fustiger le “ »C’est Marseille ! » Lâché comme une évidence” lorsqu’on évoque les affaires de clientélisme qui minent le système politique de la ville et la confiance que lui portent ses habitants. “Il n’aura fallu qu’une lettre pour sceller le sort funeste du liseron duveteux enseveli sous des ordures et les dérives d’un bateau bleu [surnom du siège du CG13], barré par un passager clandestin”, rappelle-t-il en référence à la dénonciation anonyme qui a permis l’ouverture des enquêtes sur la décharge du Mentaure et sur les interférences au CG13 d’Alexandre Guérini, Monsieur Frère, alors que Jean-Noël en était le président.
Une lettre qui a “transformé en Titanic un navire amiral ivre, entraînant le naufrage de la fédération du parti socialiste des Bouches-du-Rhône que beaucoup pensaient insubmersible”, poursuit-il, avant de rappeler l’ampleur du dossier : 40 000 pièces de procédure, 99 interrogatoires, 9 notes de Tracfin, un réquisitoire définitif de 624 pages et le travail de 6 magistrats. S’il regrette que “tant d’années se soient écoulées avant le jugement”, le magistrat affirme que la justice “ne peut se rendre dans la précipitation”, et anticipe les réactions, “déçues dans tous les cas”, à l’annonce prochaine du jugement.
Sanctionnés, les Guérini ne le sont pas encore. Atteints, c’est certain, car leurs protestations d’innocence résistent peu face aux accablantes écoutes téléphoniques. C’est un fait : selon le magistrat les deux frères sont “unis dans la responsabilité d’intérêts”. “On ne fait pas le procès d’Alexandre Guérini sans faire celui de Jean-Noël” assène-t-il, rappelant qu’à eux deux, ils ont érigé “l’entrisme, le clientélisme, l’affairisme, l’opportunisme, l’immobilisme, l’électoralisme” en mode de gouvernance, “au nom d’un socialisme qui a dû faire se retourner Jean Jaurès dans sa tombe”.
Alexandre Guérini pouvait-il avoir autant d’influence sans son frère ? Comment imaginer une telle emprise sans l’appui de Jean-Noël Guérini ? “Sauf à considérer que le frère est inexistant, ce qui est impossible à ce niveau politique”, enfonce le procureur.“On dit que son frère a la maladie du téléphone, c’est à se demander si [Jean-Noël Guérini] n’a pas la maladie du mensonge et de la dissimulation.”
Sur le banc des accusés, pendant les suspensions d’audience, les frères n’échangent pas un regard ni un mot, alors que Jean-Noël, qui se retourne parfois pour chuchoter un mot à ses avocats, se fait rappeler à l’ordre par la présidente Céline Ballerini, exaspérée par ces échanges interdits.
Gros sous, lourdes peines
La défense des prévenus tentant essentiellement de faire jouer la prescription des faits, les procureurs la démontent méthodiquement, rappelant qu’elle n’est acquise, certes, “qu’à partir du jour où l’infraction est apparue”, et surtout, “dans des conditions permettant l’exercice des poursuites”. Or les frères Guérini sont passés maîtres dans l’art de la dissimulation, le directeur de cabinet de Jean-Noël allant jusqu’à faire détruire des ordinateurs du conseil général pour faire disparaître des preuves – ce qui, clairement, manque un poil de discrétion, mais bon. Alexandre, lui, a poussé la fraude fiscale à son paroxysme, détenant 15 comptes bancaires dans 4 pays et 8 banques différentes. Sur ces comptes, 25 millions d’euros au moins proviendraient d’abus de biens sociaux. Des fonds encaissés à travers des prête-noms, et blanchis de manière habituelle, dénonce le procureur Étienne Perrin, ironisant sur “la recherche des comptes perdus d’Alexandre Guérini, plus longue que [la lecture] des livres en question”…
18 heures passées, le procureur Patrice Ollivier-Maurel reprend la parole. Contre les neuf autres prévenus, il requiert des peines d’emprisonnement allant d’un à trois ans, avec sursis, et jusqu’à 100 000 euros d’amende pour Bruno Vincent, négociateur de la vente de la SOMEDIS, une société d’Alexandre Guérini, au groupe Veolia. Pour Jean-Noël Guérini, le procureur réclame quatre ans d’emprisonnement, dont deux ferme, assortis d’une amende de 70 000 euros, d’une privation de droits civiques et civils de cinq ans et d’une interdiction d’exercer dans le domaine des traitements de déchets pendant cinq ans. Pour Alexandre Guérini, il requiert huit ans d’emprisonnement avec mandat de dépôt, 500 000 euros d’amende, et les mêmes interdictions que son frère assortis d’une privation d’accès à ses comptes bancaires. Du ferme pour monsieur Frère et son frère, des peines très lourdes pour les autres prévenus : contre un système, le procureur demande « la plus grande fermeté, la plus grande gravité ». L’ex-homme fort du PS 13 sort furieux du tribunal. Les plaidoiries des avocats devraient durer toute la semaine.