Face à la police, la justice ne se fait pas violence
Sandrine (1) venait d’arriver à la gare de Nice, avec ses amis Gilets jaunes du pays d’Aix, pour manifester en début d’après-midi. « Sur le parvis, déjà, il y avait une ambiance très tendue. Les policiers étaient hyper nerveux. Un de mes copains nous a dit « Ils sont trop chauds, on ne manifeste pas”. » Elle tente de contacter des Gilets jaunes niçois, qui avaient commencé à se rassembler dès le matin sur la place Garibaldi. « Les portables sonnaient dans le vide. Ils avaient déjà été arrêtés et placés en garde à vue. Et ça a continué à dégénérer, il y a eu une vraie chasse à l’homme dans les rues de Nice. » Ce 23 mars 2019 va devenir une date clé du mouvement des Gilets jaunes, avec la charge de police blessant gravement la militante altermondialiste Geneviève Legay. « Mais des violences, ce jour-là, il y a en a eu beaucoup d’autres, rappelle Sandrine. Des copains ont passé huit heures en garde à vue, à dix dans une cellule, pour être libérés ensuite sans même un papier prouvant qu’ils avaient été arrêtés. » Les Gilets jaunes saisissent l’IGPN, le parquet… Sans nouvelle, un an et demi après. « On nous relance de temps en temps pour nous demander des pièces supplémentaires, mais c’est tout. »
Nouvelle preuve d’une impunité pour les violences policières ? Pour Me Brice Grazzini, partie civile dans l’enquête sur la mort de Zineb Redouane, mortellement blessée à Marseille par un tir de grenade lacrymogène, et de la jeune Maria, passée à tabac à Marseille en marge d’une manifestation de Gilets jaunes, le doute n’est pas permis : « Je ne suis pas anti-flic mais il faut voir les conditions d’enquête dans les affaires qui touchent la police… Les gens qui parlent sont extrêmement rares. Tout repose donc sur les images. Quand Maria a voulu déposer plainte, par deux fois la police a refusé. Cela a fait perdre un temps précieux qui a empêché de pouvoir récupérer les images de vidéosurveillance de la ville. » Au point que le parquet a classé sans suite l’affaire Maria, estimant n’avoir pas pu identifier les auteurs de l’agression.
« Tout repose sur les images »
« La police, c’est le métier le plus contrôlé de France : dans cette enquête il y a eu au moins 45 auditions, des perquisitions, des garde à vue, il y a eu un travail de l’IGPN incroyable, assure Rudy Manna, secrétaire départemental du syndicat Alliance. On a même pas la certitude que c’était des policiers : il y avait tellement de gens avec des cagoules et des casques ce jour-là… C’était un climat de guerre, un climat insurrectionnel. » Du côté policier, on met en avant l’augmentation de la violence contre les forces de l’ordre, et le manque criant d’effectifs, qui impacte autant le maintien de l’ordre que la sécurité du quotidien. « Il y a vingt ans, une compagnie de CRS c’était 180 personnes. Aujourd’hui c’est 120, ça veut dire que d’opérationnels sur le terrain vous en avez 50, rappelle Rudy Manna. C’est pareil en sécurité publique : sur les Bouches-du-Rhône en quatre ans, on a perdu 350 fonctionnaires. »
La justice, pour sa part, ne reste pas inactive : pour la seule année 2020 dans les Bouches-du-Rhône, deux ans de prison ferme et radiation du métier pour deux policiers marseillais qui avaient tabassé un adolescent, quatre ans et dix-huit mois pour deux CRS qui avaient violemment interpellé un réfugié avant de le relâcher en pleine nature… « Les policiers sont à la base de tout le travail de la justice, ils doivent donc être exemplaires, rappelle Florent Boitard, délégué régional de l’Union syndicale des magistrats, majoritaire. Nous constatons au quotidien que la police est très majoritairement intègre. Je ne pense pas qu’il y ait de blocage dans ce genre de dossier. On travaille de la même façon pour des violences policières que sur d’autres types d’affaires. Mais on saisit un autre service d’enquête, pour ne pas qu’il y ait de conflit de loyauté. » Ce qui ne suffit pas toujours : concernant Zineb Redouane, les parties civiles ont dû demander le dépaysement de l’affaire au parquet de Lyon pour être sûres d’avoir une enquête impartiale. Et le commandant de l’unité de CRS impliquée dans le tir mortel a pendant plusieurs mois refusé de confier ses lance-grenades lacrymogènes à l’IGPN pour expertise. Ce qui fait dire à Me Brice Grazzini que les quelques dossiers de violences qui arrivent en justice représentent « l’arbre qui cache la forêt ». « La seule solution c’est d’avoir une instance autonome de la police pour enquêter sur ce genre d’affaires. »
Le débat devrait revenir en force à Marseille au printemps prochain lors du procès de la Bac Nord : sept policiers avaient été placés en détention préventive fin 2012 pour des soupçons de violences, rackets et trafics de stupéfiants en bande organisée dans le cadre de leur travail. Une « véritable gangrène » avait tranché à l’époque le procureur Jacques Dallest. Presque dix ans après, le dossier semble s’être beaucoup dégonflé : les prévenus ne seront plus jugés que pour vols en réunion et trafic de stupéfiants. « Cette enquête a été folle, et menée de manière totalement partiale », juge Rudy Manna.
Presque deux ans après la manifestation à Nice, Sandrine anime des réunions d’aide juridique et morale aux Gilets jaunes poursuivis en justice. « C’est important de recenser les procès pour aller soutenir, montrer qu’on est pas seul face à tout ça. Et puis de se coordonner pour essayer de mettre en place une ligne de défense commune, et une caisse collective pour payer les avocats. » Samedi, elle allait repartir dans la rue contre le projet de loi sur la sécurité globale et son article 24, qui interdit la diffusion des images de policiers.
1. Le prénom a été modifié.