Mauvais jours pour deux marchands de sommeil
Le tribunal correctionnel de Marseille se penche, ce lundi 16 novembre, sur « une spécialité méditerranéenne », selon l’expression d’un promoteur immobilier : les recours abusifs contre des permis de construire, dont l’abandon est monnayé auprès des bétonneurs. Face à lui, ce lundi, deux véritables hommes de l’art, Albert et Gérard Haddad, 64 ans et 54 ans, accusés d’association de malfaiteurs, d’extorsion et de tentative d’extorsion auprès de 26 promoteurs (voir ci-dessous). Respectivement médecin généraliste et gérant de sociétés, les deux frangins cumulent une soixantaine de recours déposés entre 2010 et 2015 et plus d’1,5 millions d’euros d’indemnités (1). Respect !
Une activité qui ne semble finalement être que la dernière étape d’une longue stratégie familiale d’optimisation patrimoniale. Conseil d’Albert, l’aîné, Me Boudot le rappelle volontiers : « On est dans une démarche d’investissement immobilier, on est investisseur depuis toujours. Gérard Haddad achète son premier bien à 17 ans. Ils défendent leur patrimoine, les biens qu’ils possèdent depuis la nuit des temps. » « La quantité de recours est directement en lien avec la quantité de biens que moi et ma famille au sens large possédons », a de son côté expliqué aux enquêteurs Gérard. Et cet homme d’affaire (commerce de gros, boulangeries, poutargue) et amoureux des vieilles pierres, condamné à six reprises pour fraude fiscale, avec passage par la case prison, de poursuivre : « Comme je l’ai dit en garde-à-vue, je suis contre ces projets de constructions neuves et très rapides qui viennent contraster avec l’habitat ancien marseillais. »
Curieux achats
Directeur régional de la Fondation Abbé Pierre (Fap), Florent Houdmon voit plutôt dans la démarche contentieuse des deux frères une stratégie de marchand de sommeil : « Ils n’ont aucun intérêt à ce que les prix montent dans les secteurs où ils ont investis, parce que si leurs biens ont peu de valeur marchande ils sont d’un grand rendement locatif. » Si certains recours coïncident curieusement avec l’achat d’appartements ou de petits locaux commerciaux dans des secteurs dans lesquels se lancent des opérations immobilières (4e, 5e, 10e arrondissements), d’autres concernent des biens de longue date situés dans les arrondissements populaires de Marseille. Un entrepôt de Gérard parti en fumée cet été, dont nous avons parlé dans le dernier épisode de notre enquête La Grande Vacance, a par exemple servi contre la gigantesque opération des Docks Libres dans le 3e arrondissement.
Très largement propriété d’Albert, principalement constitué au milieu des années 2000 et estimé par la justice à plus de 7,2 millions d’euros, le patrimoine familial se situe en effet essentiellement dans les 1er, 2e et 3e arrondissements. C’est le cas pour 33 des 53 adresses reconstituées par le Ravi, La Marseillaise et Marsactu dans le cadre de La Grande Vacance. Un portefeuille où l’on trouve plusieurs immeubles, des dizaines d’appartements, des locaux commerciaux, du très délabré Parc Corot au plus chic 8e arrondissement, en passant par la porte d’Aix, Belsunce et même la rue d’Aubagne. Des logements souvent dégradés, parfois vacants et pour six d’entre-eux sous arrêtés de péril.
Les deux frères sont en effet et depuis longtemps « très défavorablement connus » des collectivités comme des associations, pour reprendre la formule consacrée. « On les retrouve dans les rapports du Pôle départemental de lutte contre l’habitat indigne, dans les hôtels meublés, des procès leurs sont intentés… », poursuit Florent Houdmon. « S’ils ne sont pas dans le top 3 des marchands de sommeils de Marseille, ils sont dans le top 5 », assure-t-on dans les services de l’Hôtel de ville. Fait rare dans la partie, Gérard a été condamnés en 2016 pour mise en danger d’autrui dans la (mauvaise) gérance du 6 boulevard Voltaire (1er arrondissement). Un immeuble acheté en 2008 par une des nombreuses sociétés civiles immobilières d’Albert…
La belle époque des meublés
Militant historique de l’association Un centre ville pour tous, Noureddine Abouakil a croisé la famille dès les années 1990. A l’époque il soutenait des Chibanis, des travailleurs maghrébins à la retraite, qui logeaient Hôtel Achille, 35 rue Thubaneau dans le quartier de Belsunce (1er arrondissement), un hôtel meublé insalubre dont les murs appartenaient à la famille Haddad (les 6 frères et sœurs et la mère, Nedjma Cohen). « Les Chibanis achetaient de l’eau en bouteille parce que les caisses d’eau étaient polluées par des pigeons et des rats morts », se souvient le militant, qui garde aussi en mémoire « l’image de la frayeur des locataires lorsque le fils du gérant venait chercher les loyers avec son pitbull ». Ce dernier a été condamné en 2003 pour ne pas avoir relogé dans des conditions décentes ses locataires après l’effondrement d’un morceau de façade.
Les hôtel meublés, avec le textile, c’est d’ailleurs le début de l’aventure familiale. « Avant les Chibanis, leur industrie a prospéré avec les Algériens “Trabendos”, qui faisaient du commerce informel. Ils prenaient des chambres à la journée ou à la demi-journée à Belsunce et s’approvisionnaient chez les patrons des hôtels qui faisaient dans le commerce de gros », poursuit Noureddine Abouakil. Mannani, le père, avait sa société au rez-de-chaussé de l’hôtel Achille.
Un autre hôtel de la famille a défrayé la chronique cinq ans plus tard. Le dimanche 14 décembre 2008 au petit matin, la façade de l’Unic, 57 rue des Dominicaines, toujours dans Belsunce, s’effondrait sur le trottoir de l’école Korsec. L’hôtel est à l’abandon depuis dix ans, la famille sous le coup d’une expropriation depuis cinq ans, mais non exécutée. « La pluie, le vent », explique-t-on déjà, dix ans avant le drame de la rue d’Aubagne. Le lendemain, en conseil municipal et en réponse au socialiste Patrick Mennucci qui évoque le drame évité, les taudis du centre ville et l’urgence d’agir, José Allegrini, alors adjoint à la sécurité, rappelle : « Le propriétaire de cet immeuble effondré […], une famille assez connue à Marseille, la succession Haddad, a atteint une notoriété, assez peu contestée je crois, dans l’hôtellerie la plus disgracieuse et qui va au bout de toutes les procédures. » Et l’avocat d’insister quelques minutes plus loin : « Ce sont des gens qui ont une aptitude à s’échapper devant les notifications qui est assez singulière. »
Si la famille sert finalement d’exemple dans les prémices de la lutte contre l’habitat indigne de la municipalité Gaudin et est expropriée de ces deux hôtels pour 364 000 euros en mai 2009 (2), douze ans plus tard les deux frangins poursuivent les pratiques familiales. Alors qu’Albert vient de voir sa condamnation de 2019 pour fraude fiscale annulée (3), il est en conflit, via une autre société civile, avec les copropriétaires du 171 avenue Roger Salengro, un immeuble en péril depuis 2017 dans lequel il refuse de réaliser les travaux préconisés. La même année, le médecin a reçu « une mise en demeure de faire réaliser le ravalement de façade » du 22 rue Saint-Ferréol, un immeuble appartenant à une autre SCI d’une artère marchande proche du Vieux port.
Stratégie du pourrissement
Condamné à six reprises pour fraude fiscale depuis 2002, avec un passage par la case prison, Gérard, lui, est toujours en affaire du côté de Belsunce. Le 29 rue des Dominicaines, un immeuble qui accueille l’Hôtel des Familles et officiellement inoccupé depuis 2013 après avoir été sous arrêté d’insalubrité de 2004 à 2007, est en péril grave et imminent depuis mai 2019. Le marchand de sommeil s’oppose aussi avec acharnement à son expropriation par Marseille Habitat du 19 rue Lafayette et est recherché comme le loup blanc dans une copropriété proche de la gare Saint-Charles. « Il ne paie pas les appels de fonds », s’agace devant nous une propriétaire en montrant la cage d’escalier en attente de travaux.
Commentaire de Florent Houdmon, de la Fondation Abbé Pierre : « Leur intérêt étant que les quartiers et les prix à l’achat ne changent pas, les marchands de sommeil sont dans des stratégies patrimoniales de pourrissement. Il y a ceux qui achètent sur des opérations programmées pour faire une bascule rapidement en ne faisant pas de travaux ou a minima. D’autres s’opposent à la réalisation de travaux dans leurs copropriétés. [Dans les deux cas], le bien se dégrade tout aussi rapidement, mais à 400 ou 500 euros le studio les prêts sont remboursés en deux ou trois ans et permettent de se lancer dans un nouvel investissement. » Garder, maintenir et acheter des ruines y contribue avantageusement. Et les deux frères adorent les vieilles pierres…
1. Seule la période 2012 à 2015 a été retenue par la justice, les faits antérieurs étant prescrits.
2. L’Hôtel rue Thubaneau est tombé dans les mains de Jean-Paul Di Noia, un des sulfureux bénéficiaires des ventes opaques de la ville (lire notre article).
3. Albert devrait être reconvoqué par le parquet pour expliquer les 810 000 euros de loyers non déclarés.