"Ce quartier, il fait mal"

Un, puis un autre, et un autre encore. Sur le bitume, devant l’Espace départemental des solidarités (EDeS) de Cavaillon, neuf petits cercles fluorescents marquent encore l’emplacement des douilles tombées au sol. Depuis juillet, le quartier du Docteur Ayme et ses 2 500 habitants sont confrontés à une explosion de la violence entre bandes, pour le contrôle du trafic de stupéfiants. Cinq fusillades en l’espace de deux mois. Au petit matin, en plein après-midi, le soir. Des tirs de kalachnikov, de pistolet mitrailleur 9 mm, de fusil à pompe. Parfois en l’air pour intimider. Puis en visant délibérément. Bilan : un tué, un blessé – qui a refusé de porter plainte – et une mère et son enfant de deux ans qui ont frôlé la mort quand leur voiture a été touchée par quatre balles frappant la portière côté conducteur. Confrontés au danger, les services publics se sont retirés durablement du quartier, laissant les habitants coincés entre la violence du réseau et les actions de harcèlement menées par la police.
En cet après-midi de la fin d’octobre, cela fait un mois que l’EDeS a fermé. « Pour aller à la Sécu maintenant, il faut aller jusqu’au marché d’intérêt national, à une demi-heure d’ici », soupire Dolorès (1), résidente du quartier, devant les grilles fermées. Les autres services publics se sont repliés plus près, à un kilomètre de la cité. Plus dur encore : pendant plus de trois semaines, La Poste a cessé de distribuer le courrier dans le quartier, les habitants devant se rendre le mercredi matin sur le parvis de l’école pour récupérer leurs lettres. « Ça nous a semblé trop radical comme solution, déplore Bruno Verdi, secrétaire départemental du syndicat SUD-PTT. Dans ce quartier, on est déjà avec des personnes fragilisées, pour qui La Poste c’est rarement la lettre de la grand-mère, mais plutôt des courriers importants. On avait proposé de distribuer plus tôt dans la journée pour éviter les problèmes avec les points de deal. C’est ce qui avait été fait sur Carpentras après plusieurs coups de pression des personnes chargées du trafic… Mais à Cavaillon, ça n’a pas été retenu. » À la direction régionale de La Poste, on assure qu’il n’y a « pas de procédure type » dans ce genre de situation. « En tant qu’employeur, on a une obligation d’assurer la sécurité de nos salariés. On fait au cas par cas, en concertation avec les pouvoirs publics. »
Dealers harcelés
Mi-octobre, la distribution du courrier a finalement repris. Un fourgon de CRS et des patrouilles à pied serpentent à petite allure dans les rues à angle droit qui découpent la cité. La situation dans le quartier s’est apaisée. Mais pour combien de temps ? Assis devant le restaurant Les Deux Frères, qui jouxte la pharmacie du quartier et le tabac-presse « L’Irlandais », Foued (1) est dubitatif : « Depuis qu’il y a les CRS, ça s’est calmé, les gars du réseau, ils sont pas fous…. Mais après, quand les flics seront partis ? Les gars qui viennent tirer ici, ils sont pas de Cavaillon, ils viennent d’Avignon, d’ailleurs. C’est comme à Marseille. Ça va pas s’arrêter. Ce quartier ici, il est petit, mais il fait mal, il fait grave. » « Ça fait quatre ou cinq ans que ça devient de plus en plus violent, estime Dolorès. Aujourd’hui, les CRS tournent pas mal dans le quartier, mais avant ça c’était n’importe quoi, le jeune qui a été abattu, ils l’ont poursuivi pour lui tirer dessus, il a été tué en bas de chez moi. » Depuis le confinement, partout dans la région, les cartes du trafic de stupéfiants semblent rebattues, avec des équipes venant de plus en plus loin, parfois même de la région lyonnaise, pour prendre le contrôle de points de deal. Entraînant des guerres de territoires et, en cas de prise de contrôle, un niveau de coercition et de violence envers les habitants encore plus dur qu’avec les réseaux locaux. Dans la cité du Dr Ayme, pas de barricades, de chicanes ou de checkpoints que doivent subir plusieurs cités marseillaises. Mais un trafic qui ne cherche pas à se cacher, avec ses guetteurs et ses « charbonneurs » bien visibles.
Face au phénomène, à Cavaillon comme à Marseille, l’État rode sa « nouvelle » stratégie : le harcèlement systématique des points de deal. Venu en août au commissariat de Cavaillon, mais s’abstenant d’aller sur le terrain dans la cité du Dr Ayme, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin avait promis l’arrivée de cinq policiers supplémentaires, le retour d’une brigade de nuit, absente depuis deux ans, et des renforts de CRS. Deux mois plus tard, la brigade de nuit est annoncée pour début 2022, mais les renforts en journée sont là. « L’arrivée de 35 nouveaux policiers au sein de la direction départementale de la sécurité publique a permis de renforcer les effectifs affectés au commissariat de Cavaillon, et de constituer un groupe départemental de sécurité publique, explique la préfecture du Vaucluse. Cette brigade peut être projetée dans l’ensemble du département et en particulier sur le quartier du Dr Ayme. Depuis septembre, elle est régulièrement employée dans le cadre d’opérations coups de poing en soirée. » Des actions qui ont permis de faire baisser la violence, mais pas de mettre fin au trafic. Fin octobre, lors d’une marche blanche, les habitants du Dr Ayme se sont rassemblés dans le centre de Cavaillon pour demander plus de moyens pour la police et les services sociaux. « Si les élus ont peur pour les fonctionnaires, ils doivent penser que nous aussi nous avons peur » avait lancé une habitante dans La Provence (2).
Faire du neuf avec du vieux
Pour la mairie, une solution durable passe par un réaménagement général du quartier. Construite au début des années 1970, avec des bâtiments à trois ou quatre étages, lovés contre une colline verdoyante, la cité du Dr Ayme n’est pas une caricature de grand ensemble comme on peut en voir à Marseille ou en banlieue parisienne. Mais mal entretenu et peu à peu paupérisé, le quartier est devenu un repoussoir. Depuis 2010, la cité du Dr Ayme a déjà fait l’objet d’une première phase de chantiers, avec la démolition d’une tour, et la réhabilitation de plus de 300 logements. Des travaux qui ont redonné un coup de frais au quartier, mais sans en changer radicalement la physionomie. « Ils ont fait du neuf avec du vieux, les bâtiments ont plus de quarante ans, ils sont aussi vieux que moi ! », se désole Dolores. La deuxième phase de rénovation, bien plus ambitieuse, prévoit de faire tomber la dernière tour, un des points névralgiques du trafic, de créer une coulée verte jusque dans les cœurs d’îlot avec des jeux pour les enfants, de rénover le centre commercial, de changer le tracé de certaines rues pour faciliter l’accès au centre-ville et de rénover plus de 700 logements. Un chantier colossal de plus de 70 millions d’euros, prévu pour s’achever en 2028.
« Le projet est déjà actif, assure la mairie de Cavaillon. La commission de relogement a commencé à travailler sur les opérations de relogement en vue des démolitions. Mais c’est vrai que les derniers évènements interrogent sur la manière de refonder le quartier et sur l’utilisation de l’espace public. Il faudrait peut-être aller plus loin dans les démolitions. » Pas sûr que les habitants du quartier aient la patience d’attendre jusque là. Aux dernières régionales, sur deux des trois bureaux de vote du quartier, le RN était arrivé en tête au premier tour avec plus de 40 % des voix, 10 à 20 points devant la liste LR de Renaud Muselier, et avec un taux d’abstention dépassant les 70 %. Aux municipales, le maire LR, Gérard Daudet, s’était retrouvé au deuxième tour dans un duel face au RN. Et Marine Le Pen était arrivée en tête du second tour de la présidentielle en 2017 à Cavaillon, avec 50,11 % des voix et 72 % de votants. La candidate est passée à Cavaillon mi-octobre dans le cadre de sa campagne présidentielle, posant pour une photo devant le centre communal d’action sociale (CCAS) fermé. Quinze jours plus tard, à l’entrée de la cité, le long de la route qui mène au centre commercial, un panneau de libre affichage a été recouvert recto-verso de huit portraits flambant neuf d’Éric Zemmour. Plusieurs jours après, les affiches étaient toujours intactes.
1. Les prénoms ont été modifiés.
2. La Provence, édition Vaucluse, 24 octobre 2021.