Le maire de Pourrières visé par une plainte pour prise illégale d'intérêts
« Ma fille, Héléna, aimait la vie. Ce combat, je le mène pour elle. Mais maintenant, c’est à la justice de faire son travail. » Les traits tirés, Stella Petrucci se dit « fatiguée » par six ans de procédure judiciaire. Le 27 mars 2014, sur la nationale 7 à Pourrières, dans le Var, un poids lourd percute par l’arrière une navette scolaire à l’arrêt. Les deux passagères, Héléna et Julia, 15 ans, qui rentraient du lycée, meurent sur le coup. Depuis lors, Stella Petrucci épluche les éléments du dossier, classe minutieusement et pointe scrupuleusement les dysfonctionnements et les incohérences qui ont mené à cette tragédie.
En effet, si l’expertise a montré la responsabilité du chauffeur poids lourd, elle a aussi mis en lumière de nombreux manquements de la part des Transports Bourlin propriétaires des navettes scolaires : une erreur d’itinéraire, plus dangereux que celui validé par le Conseil général du Var, sans laquelle le choc n’aurait jamais eu lieu, l’utilisation d’un véhicule non conforme au cahier des charges et enfin, un chauffeur de navette non qualifié, avec un casier judiciaire, et contrôlé deux semaines avant l’accident pour usage de stupéfiants par les gendarmes qui en avaient informé son employeur. le Ravi en partenariat avec Mediapart a enquêté en mai 2017 (le Ravi n°150) et en novembre 2018 (le Ravi n°166) sur ces nombreux manquements.
Plainte recevable
A l’issue de l’enquête, le chauffeur poids lourd, le conducteur de la navette scolaire et les Transports Bourlin ainsi que sa gérante ont finalement été mis en examen pour homicide involontaire, par personne morale pour ces derniers. Mais à l’époque, le tribunal de Draguignan commet l’erreur d’annoncer aussi la mise en examen de Sébastien Bourlin, maire UDI de la commune, conseiller départemental depuis 2015 et responsable de l’entreprise familiale des Transports Bourlin – c’est à ce titre, en tout cas, qu’il s’était présenté aux gendarmes en charge de l’enquête sur l’accident – avant de se rétracter et d’invoquer une erreur de greffe. Car si l’édile a bien été convoqué le 20 juin 2018 par la juge « en vue d’une mise en examen », il sortira finalement de son audition – durant laquelle il s’est défaussé de toutes ses responsabilités au sein de l’entreprise – sous le simple statut de témoin assisté.
Fatiguée peut-être, mais déterminée, Stella Petrucci l’est d’autant plus depuis qu’elle a été informée, il y a deux mois, de la recevabilité de sa plainte – conjointe à celle du père d’Héléna – pour prise illégale d’intérêts avec constitution de partie civile à l’encontre de Sébastien Bourlin. En août 2018, leur première plainte avait été rejetée par le parquet de Draguignan, au motif que les parents ne seraient pas victimes directes de l’infraction. L’espoir renaît pour cette mère qui demande seulement que les responsabilités de chacun, et notamment celles du maire, soient reconnues dans cette affaire. L’association Anticor, « contre la corruption, pour l’éthique en politique », s’est elle aussi portée partie civile. C’est désormais leur avocat, Maître Jérôme Karsenti [Affaire des emplois fictifs de la ville de Paris, affaire Ferrand et les mutuelles de Bretagne. Ndlr] qui défend aussi les intérêts des parents d’Héléna.
« Incongruité procédurale »
Il aura à cœur de prouver que le maire de Pourrières, au moment de l’accident, avait un rôle plus important au sein de l’entreprise familiale que ce qu’il en a dit. Depuis notre enquête, de nouveaux éléments versés au dossier le laissent à penser. Au moment des faits, Sébastien Bourlin était salarié de l’entreprise. En juin 2015, il précise aux gendarmes qu’il « assume la partie commerciale » et répond « aux marchés publics ». Trois ans après, face à la juge qui le questionne sur la façon « anarchique » dont est gérée l’entreprise, il botte en touche : « Je ne peux répondre à vos questions, car je ne me suis jamais occupé de l’exploitation. » Vraiment ? Pourtant c’est bien son nom qui apparaît en qualité de « directeur des Transports Bourlin », en date du 1er avril 2014, sur un avenant officiel du Conseil général du Var concernant la révision des prix du marché public des transports scolaires.
Devant la juge, Sébastien Bourlin avait aussi affirmé n’avoir jamais exercé la délégation de pouvoir donnée par son père gérant et malade en date du 1er juillet 2013. Pourtant, là aussi c’est bien sa signature qui apparaît sous le nom de son père en bas de page de la « notification de marché public » conclu avec le département en date du 3 mai 2013, soit quelques mois d’ailleurs avant que la délégation ne soit officiellement effective… Difficile, quasi schizophrénique, en ce cas, pour l’édile, « autorité organisatrice de second rang », d’exercer son pouvoir de contrôle sur l’entreprise familiale. Contrôle qui deviendra encore plus complexe en 2015, lorsque Sébastien Bourlin sera élu au département, « autorité organisatrice de premier rang ».
Dans le cadre de leur plainte pour prise illégale d’intérêts, les parents d’Héléna seront auditionnés dans quelques semaines [pour cause de confinement, leur audition du 2 avril a été reportée. Ndlr] par une autre juge que celle qui a instruit l’enquête pour homicide involontaire. « C’est une incongruité procédurale qui n’est pas pertinente, souligne Maître Karsenti. Mais c’est un moyen de saucissonner les deux affaires pour éviter que l’on fasse des liens trop forts. » L’avocat ne s’explique pas non plus la longueur de la procédure – six ans – ni « la gestion catastrophique du dossier ». Il fait référence à la fausse annonce de mise en examen mais aussi à un traitement anarchique des documents de procédure. Et de s’interroger : « Je ne sais pas si c’est lié à de la négligence, de l’indifférence, à moins que ce ne soit politique… Mais cette succession de maladresses est confondante. » Entre temps, en mars dernier, Sébastien Bourlin a été réélu à la mairie au premier tour avec 62 % des voix. Il entame sa vingtième année de mandat…