Y a plein d’arrangements…
« Dans un monde où tout se vend, l’interdiction d’échanger son vote contre de l’argent est simplement une norme sociale », tonnait la politologue Camille Floderer dans notre dossier sur la corruption, l’an dernier, à l’occasion d’un premier colloque de l’association Anticor (1). Illustration avec le courrier reçu fin 2013 par Michel Leban, le candidat UMP à Istres (13) : « Je souhaite la victoire d’un maire qui parviendra à me donner du travail », écrit Julien Harnould. Et de proposer au candidat un « contrat d’accord », s’engageant à voter et faire voter pour l’UMP en échange d’un « emploi d’adjoint administratif ».
« Estomaqué » par ce qui « témoigne, sinon de pratiques, du moins d’un climat », Leban retrouvera, peu après, sur la liste du maire sortant « divers gauche » François Bernardini (2), le nom du jeune homme. Et si Julien Harnoult n’a, au final, pas été élu, il travaille depuis un an en contrat aidé à la mairie (3). A la « direction de la citoyenneté » ! Interrogé, le cabinet nous assure ne pas être au courant de cette lettre. Et que Bernardini n’a pas reçu la même. Quant à la proximité de Julien Harnould avec l’Union de la France forte (qui milite pour le retour de Sarkozy), cela ne fait guère tiquer.
Si, avec Zebda, « y a pas d’arrangement », ici, on s’arrange volontiers. Comme ce candidat lâchant, lors des municipales, à une jeune association dans le « 13 » : « Je peux vous aider mais faudra pas oublier de voter ! » Avec l’alternance, les promesses s’envoleront. Mais, lorsqu’elle demandera aux services techniques une simple autorisation, sans courrier de recommandation, sans passer par un élu, les fonctionnaires, en la leur accordant, la féliciteront d’avoir « suivi la procédure normale ».
Ça serait presque sympathique, comme quand cette « maman » d’une cité aixoise nous confie : « Les élections, c’est Noël. Faut faire sa liste. Les élus, ils sont aux petits soins. » Le problème, pour l’ancien collaborateur de Gaston Defferre, Philippe Sanmarco, « c’est qu’aujourd’hui, c’est généralisé ». Dix ans après avoir donné un véritable cours magistral sur le clientélisme (4), « le constat est toujours valable. C’est même de pire en pire ».
Le FN arrose sa clientèle
Au-delà des grandes figures (Médecin à Nice, Arrecks à Toulon, Defferre à Marseille), au regard des dernières municipales (et à l’aune des sénatoriales), le clientélisme, c’est tout sauf de l’histoire ancienne. Prenez Martigues (13), où l’ancien maire communiste Paul Lombard a donné le « la » de la campagne des municipales en accusant son dauphin et successeur Gaby Charroux d’avoir embauché à la mairie « toute la section » du PCF et procédé à des « recrutements familiaux ». Le maire sortant a vu rouge.
Car le sujet est sensible. Et épineux : « Dès que j’ai été élu, on m’a appelé pour me demander un emploi, un logement, raconte un conseiller fraîchement élu. On a décidé de renvoyer ces personnes vers les services compétents tout en demandant à être informés du suivi des dossiers pour les tenir au courant. Pas question qu’il y ait de passe-droit ni qu’elles se sentent abandonnées. On est des élus de proximité. Après, je ne suis pas DRH et les règles sont strictes. Mais, sur une embauche, entre un candidat de gauche et un autre de droite, j’aurais malgré tout une préférence. Toutefois, s’il suffisait d’être au PC pour avoir une place, tout le monde aurait sa carte ! »
Pas un parti ni un département n’est épargné. Même chez les écolos, suite à « l’OPA » de l’ex-député européen Karim Zéribi sur EELV à Marseille lors des dernières municipales, et l’enquête cet été autour de son ancienne association, il y a des soupçons. Et si Nicolas Botte, d’Anticor 83, pense que « les mécanismes sont les mêmes partout », pour Elsa Di Méo, opposante PS à Fréjus (83), « il y a des spécificités dans le Var. Cela tient à l’histoire. Et au peu d’alternance politique ». D’ailleurs, d’après elle, après « avoir fait campagne en multipliant les promesses » au point qu’« aujourd’hui, le réveil est douloureux », le maire frontiste, David Rachline, « s’est glissé dans les pas de son prédécesseur, Elie Brun. Son discours de probité ne tient guère. Même au sein du FN, il y a des renvois d’ascenseur. Voyez avec qui il travaille : la Financière des territoires pour l’audit budgétaire, la Patrouille de l’événement pour sa com’… Des entreprises, à en croire Marianne, proches de Marine Le Pen ». Et la conseillère régionale de scruter à la loupe les dernières subventions…
Défiance et judiciarisation
Jean-Christophe Picard, le responsable local d’Anticor dans le « 06 », considère la réserve parlementaire comme « du clientélisme institutionnalisé ». Reste que la capitale du clientélisme, c’est encore et toujours Marseille. Avec « bons clients », ex aequo, le PS et l’UMP. Si, contrairement à Maryse Joissains à Aix-en-Provence (13), Jean-Claude Gaudin dit ne jamais avoir été inquiété par la justice, sa carte d’honneur de FO (et les tracts incendiaires du syndicat à l’encontre de son adversaire), la part du lion laissé au patronat local parmi ses soutiens pour les sénatoriales ou la promo comme adjointe de l’ex-patronne des CIQ (Comités d’intérêt de quartiers), Monique Cordier, donnent une idée des réseaux de ses réseaux.
En face, le calendrier est chargé. Le 23 septembre, l’ex-députée PS Sylvie Andrieux saura si la cour d’appel confirme sa condamnation à trois ans de prison pour le détournement de 700 000 euros au profit d’associations des quartiers nord. Et le 13 octobre s’ouvrira le premier procès du président du conseil général, Jean-Noël Guérini, aux côtés du patron du PS 13, Jean-David Ciot. C’est peu dire que le socialiste Patrick Mennucci aura eu du mal à être audible comme candidat « anti-système ». Et que l’alliance Gaudin/Guérini – aux municipales comme aux sénatoriales – ne surprend ni ne choque même plus.
Qu’importe si les ressources traditionnelles – emplois, logements… – se sont taries. « Même si c’est la crise, note Sanmarco, ça continue. Parce que, justement, c’est la crise. Et donc un passage obligé. Le clientélisme, ce n’est pas que l’embauche des cantonniers. C’est partout. Avec, en toile de fond, un effondrement de l’autorité. Du temps de Defferre, il n’y avait pas de cogestion. Aujourd’hui, on ne sait pas qui est le patron… »
Or, dixit Pierre Orsatelli, de Renouveau PS 13, « avec de moins en moins de ressources et de plus en plus de prétendants, la redistribution n’en est que plus subjective. Et oubliez le "bon samaritain". Jusqu’à preuve du contraire, l’élu est garant de l’intérêt général. Et, avant la fraternité, il y a l’égalité ». Sauf qu’aujourd’hui, ce n’est même plus pour obtenir un passe-droit mais simplement pour pouvoir jouir de ses droits qu’il faut savoir faire « jouer » son réseau. « Comme dans les années 80 où il fallait en passer par l’élu pour ouvrir un compte Edf ou avoir une place au cimetière », note le sociologue Cesare Mattina.
De quoi nourrir toutes les dérives. Et toutes les rancœurs, de l’abstention au vote FN, en passant par la lettre anonyme. Car on n’a jamais autant entendu parler de clientélisme. Avec, d’après le juriste d’Anticor, Adrien Roux, « une judiciarisation croissante de ces affaires. La défiance envers les politiques n’ayant jamais été aussi grande, le juge s’autorise à punir ce qui était toléré. Mais avec des moyens notoirement insuffisants au regard de ceux des élus ». Soupir de Sanmarco : « Que ce soit le juge qui s’empare de ces questions, c’est la preuve de l’inaction des politiques. Pire ! On reste dans le registre du fait divers. Alors que tout le monde a tourné la tête… »
Sébastien Boistel