Voir la Syrie et mourir
« Quand vous savez que votre sœur ou votre fille est en Syrie avec des monstres, c’est un cauchemar ! Une gamine de 15 ans n’a rien à faire dans un pays en guerre au milieu des sauvages, y’a rien d’humain là-bas ! » Fouad est le frère de Nora, jeune Avignonnaise de 15 ans partie faire le djihad en Syrie en janvier dernier. « Une bonne élève de seconde qui voulait devenir médecin mais avait peur du sang, alors j’imagine là-bas… », poursuit Fouad pour lequel Nora est une adolescente « embrigadée » via les réseaux sociaux. La jeune fille avait deux comptes Facebook, un classique et un autre beaucoup moins affichant des femmes intégralement voilées, armes de guerre à la main parties tuer au nom d’Allah.
« On n’a rien vu venir… Elle a été radicalisée en un mois et puis un jour elle a retiré 550 euros qu’elle avait sur son compte épargne et elle est partie », raconte Fouad. Quelques jours après, un homme appelle de Syrie pour l’épouser. Les parents disent non, puis ils n’ont plus de nouvelles de la jeune fille. Fouad a mené son enquête pour savoir où elle était et, en grand frère désespéré, il a emprunté le même trajet qu’elle, en passant par la Turquie – comme le font tous les candidats au voyage – dans le but de la récupérer… En vain. Sur place, il arrive à la voir mais sous surveillance. Elle est amaigrie, le visage enflé et le teint jaune…
Ultra-radicaux libres
En Paca toujours, fin décembre, ce sont quatre jeunes Niçois fraîchement convertis qui sont partis faire la guerre sainte. En juin, deux hommes ont été arrêtés dans les Alpes-Maritimes, des proches de la cellule terroriste Cannes-Torcy – l’un des groupes les plus dangereux démantelés (en 2013) sur le sol français – à l’origine de l’attaque à la grenade d’une épicerie casher de Sarcelles en septembre 2012. Certains de ses membres sont revenus de Syrie et prévoyaient d’effectuer des attentats en France. Et puis plus récemment, il y a le cas Mehdi Nemmouche, tueur présumé du musée juif de Bruxelles en mai dernier et interpellé à Marseille début juin. Ces jeunes Français sont issus de familles musulmanes modérées, voire non pratiquantes, mais aussi des nouvellement converties. Pour Françoise Lorcerie, sociologue et politologue à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam), le phénomène est trop récent pour dresser un portrait type du jeune sur le départ au risque de faire « une généralisation abusive comme ce fut le cas pour les femmes voilées ». Pour la sociologue, il s’agit d’une minorité de personnes « de gens qui vivent une trajectoire d’isolement social et qui cherchent à donner du sens à une vie ».
Selon Manuel Valls, « près de 800 Français seraient concernés par la Syrie », dont une trentaine morts sur place alors qu’ils combattaient au sein du Front al Nosra ou de l’Eiil (Etat islamique en Irak et au Levant), les deux étant des branches d’Al Qaida. D’autres déjà revenus seraient surveillés par les services antiterroristes. Ou presque : comme Mehdi Nemmouche radicalisé en prison à Toulon, puis parti un an en Syrie, revenu pour tuer et finalement arrêté par un banal contrôle de douanes. Depuis fin avril, le gouvernement a mis en place un numéro vert afin que les familles puissent signaler des départs de jeunes vers la Syrie. Sur 126 signalements utiles, 32 concernaient des mineurs, 48 des femmes et 20 des départs avérés (1). Fouad, lui, se sent seul face à son désespoir : « On est laissé à l’abandon, y’a personne pour nous aider. Pourtant, on ne demande pas la lune, simplement que la France protège ses mineurs. » (2)
Les imams réagissent
Loin d’attendre que le gouvernement agisse, Mohamed Moussaoui, ancien président du Conseil français du culte musulman (CFCM) et fondateur de la toute récente Union des mosquées de France (UMF), a pris les devants en organisant les premiers « Etats généraux contre le radicalisme ». Lancés le 18 juin dernier à Avignon pour la région Paca, ils regroupent les imams et aumôniers de France qui jusqu’en décembre feront le tour des régions pour réfléchir ensemble à une façon de combattre le radicalisme religieux et apporteront leurs conclusions et leur plan d’action lors d’une réunion nationale en fin d’année. « Il y avait urgence à traiter de ce sujet qui concerne des jeunes qui se trouvent piégés dans des filières et laissent derrière eux des drames, note Mohamed Moussaoui. Mais nous avons très peu de recul sur cette problématique et le but c’est de comprendre les mécanismes et les causes et pourquoi ces jeunes disent partir faire le djihad au nom de la religion musulmane alors qu’ils n’ont aucune culture religieuse et ne fréquentent pas les mosquées. »
Ou alors pas les bonnes… Pour Chérif Lounes, fondateur et administrateur des familles musulmanes de Provence, c’est là tout le problème : « Aujourd’hui en France, n’importe quel illuminé peut se prétendre imam, alors que ce n’est absolument pas le cas pour un prêtre ou un rabbin qui sont formés et contrôlés par leurs organismes religieux respectifs. Le gouvernement doit imposer cette sorte d’agrément pour l’islam aussi, car dans les pays musulmans les imams ne se nomment pas d’eux-mêmes. Et nous devons en passer par là pour que notre religion soit représentée comme les autres dans les instances… » Cette problématique est aussi au programme des Etats généraux.
Détruire le système et soi-même
La mosquée El-Sunna dans le très populaire 3ème arrondissement de Marseille fait polémique notamment auprès de la communauté musulmane, accusée d’être le QG des salafistes. « Ce genre de mosquée est généreusement subventionnée par l’Arabie Saoudite, note Abdessalem Souiki, fondateur de l’association La plume des savoirs qui prône le dialogue inter-religieux (Marseille 2ème) et imam à la mosquée René Guénon d’Aix-en-Provence. Ces jeunes pensent par procuration. Ils n’ont accès aux textes qu’en troisième ou quatrième main et bien souvent ils ne lisent même pas l’arabe. On traque la longueur de leur barbe et à très peu de frais on leur dit quoi penser. » Récemment, un jeune lui a confié son appréhension à discuter avec lui de peur que l’imam ne remette en question « les vérités » rabâchées dans la mosquée du 3ème arrondissement. « Ces jeunes sont perdus, poursuit Abdessalem Souiki. Ils font partie du gâchis scolaire. Ils n’ont pas d’emploi. Ils cumulent les échecs. Et il ne faut pas oublier que leur encadrement social est très pauvre car le premier flux migratoire venu d’Algérie était composé d’ouvriers non instruits qui n’ont pas su transmettre un esprit critique et analytique à leurs enfants. Et à défaut de se sentir français, ces jeunes veulent montrer qu’ils ont une autre identité plus percutante… »
Des jeunes finissent par devenir désespérés parce qu’ils « ne voient d’autre solution que de détruire le système ou de se détruire eux-mêmes », selon les mots qu’un éducateur a confiés à Mohamed Moussaoui. Les dérives d’une minorité renforcent la stigmatisation d’une communauté musulmane pourtant à des années lumière de mouvements que Fouad considère comme « une secte ». Le FN joue de l’amalgame pour bourrer les urnes pendant que les lieux de prière manquant à l’appel laissent le champ libre à des imams « illuminés »… « Il faut que le politique se saisisse du problème en répondant d’une manière concrète aux questions posées, s’insurge Fatima Orsatelli, conseillère régionale PS et militante associative, soucieuse d’apaiser les tensions. N’oublions pas que la question de l’islam est entrée dans les esprits avec le 11 septembre, par une image de violence. » Et Mohamed Moussaoui de conclure : « Si l’on ne veut pas que le XXIème siècle soit le siècle des extrémismes et des populismes comme le XXème siècle a été celui des nationalismes, la société doit réagir. Car l’Histoire nous a appris que lorsque le sentiment d’inégalité et le déficit de représentation politique sont présents ça donne lieu à des désastres humains. »
Samantha Rouchard