Une révolution culturelle en marche
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En politique comme dans la culture, faut de la vedette : pas encore battue par Mélenchon, Corinne Versini, d’En Marche 13, avait, lors des législatives, sorti de son chapeau la ministre de la Culture, Françoise Nyssen. Qui, début juin, trottine de salle en salle au Toursky, le théâtre marseillais de Richard Martin. Peu auparavant, celui qui touche un million de la ville interpellait, avec 150 autres structures, les pouvoirs publics : « Soutenez les acteurs culturels de Paca ! » Et le voilà avec la ministre qui parle « fraternité » et même « amour », en référence au thème de MP 2018, ce « projet qui vise à rebondir comme un formidable ricochet sur ce moment qu’a été Marseille capitale européenne de la culture ». Chez Macron, un dispositif essentiellement biberonné par le patronat, la chambre de commerce et d’industrie est à la manœuvre, on ne peut qu’apprécier. Autre atout de ce « remake » : un budget de 5 millions d’euros (contre 90 en 2013) se passant allègrement de la contribution publique. Mais, malgré un pilotage « artistique » par les plus gros opérateurs du coin, ça sent l’ersatz : une fête d’ouverture en février pour la Saint-Valentin, une expo Picasso, des événements dans l’espace public… et – ouf ! – pas de Villa Méditerranée bis. Pas de quoi enthousiasmer Stéphane Sarpaux, patron du « Off » en 2013 et désormais de « Marseille 3013 » : « On avait pensé organiser un carnaval de Dunkerque pour enfants avant d’y renoncer. Seuls les artistes auraient été payés, pas l’organisation ou la préparation. Les seuls qui peuvent s’investir sont ceux qui en ont les moyens. » Il n’en reste pas moins surpris par le peu d’intérêt des politiques : « On a participé aux réflexions sur la suite de 2013. Mais les politiques s’en sont désintéressés. Comme s’ils n’avaient rien appris. Et on a vu surgir 2018. Où, là, c’est le monde économique qui fait le job. S’il y a à critiquer, ce n’est pas qu’ils s’investissent, c’est que d’autres ne le fassent pas. » Une situation qui n’est guère nouvelle pour le politologue Nicolas Maisetti, fin connaisseur de 2013 : « On a les mêmes acteurs, les mêmes logiques, les mêmes discours. Peut-être plus assumés : la culture pour renforcer l’attractivité du territoire, avec comme cible les touristes. » Une opération qui sanctionne aussi « un changement dans le financement de la culture. Jusque-là surtout public, avec une dimension parfois clientélaire, on passe dans des logiques néo-libérales. Avec, aussi, de la cooptation… » Pour Sam Khébizi, des Têtes de l’Art, association dédiée aux pratiques artistiques participatives, « que les acteurs économiques s’intéressent à la culture n’est ni nouveau ni choquant. Mais c’était moins visible et jusque-là contrebalancé par l’investissement public. Comme il y a fonte des neiges, ce qui était caché ne l’est plus. Et côté acteurs culturels, on assiste au syndrome de Tarzan. La liane à laquelle on se tient a beau être pourrie, comme on n’en voit pas d’autre, on s’accroche ». Quoique, en témoigne le forum « Entreprendre dans la culture » à Aix-en-Provence début novembre, de plus en plus d’acteurs font le grand saut. A la Direction régionale de l’action culturelle, on ne boude pas son plaisir : « Ensemble, nous dépassons la contradiction que certains voudraient voir entre "entreprendre" et "culture" ! » Idem à la Région où l’on compte sur cet « oxymore » qu’est « l’entrepreneuriat culturel » pour « assurer la reconversion de nos territoires ». Confession d’un habitué : « Avant, quand on parlait d’économie, les gens de la culture hurlaient. Aujourd’hui, ils veulent savoir comment faire. » Tandis que les responsables de Marsatac, des festivals d’Avignon et d’art lyrique dissertent sur leur « stratégie de marque », un représentant du ministère de la Culture glose sur les partenariats avec « l’industrie du luxe ». Seule voix discordante : Didier Le Corre, de la Garance, scène nationale de Cavaillon (84). Juste avant l’inauguration de l’Arena à Aix et alors que le géant Fimalac vient de mettre la main sur la Chaudronnerie à la Ciotat, il dira son attachement au « service public de la culture » face à la « marchandisation ». Ce qui n’empêche pas celui qui est aussi à la tête de Traverses, un réseau regroupant une trentaine de structures culturelles en Paca, d’assumer un dialogue constant avec « une vingtaine d’entreprises conscientes de l’importance de la présence d’acteurs culturels sur leur territoire. Alors qu’on est dans un contexte d’austérité, et même si tout prouve que c’est une erreur, c’est la culture qui est sacrifiée ». Le souci, pour Khébizi, c’est que, « face à cette nouvelle donne, les acteurs culturels sont seuls. On leur dit : "Vous êtes des entrepreneurs. Si vous échouez, ce sera de votre faute". » Et à Thomas Paris, l’économiste du forum aixois, pour qui la culture a « toujours été pyramidale avec des gros au sommet et des petits en dessous », estimant que « cela n’a jamais empêché la créativité », il répond : « Ça stérilise des deux côtés. Les gros ne prennent plus aucun risque. Et les petits, ils s’adaptent ! » Confirmation avec Paul-Emmanuel Odin de La Compagnie, une galerie dans le quartier Belsunce à Marseille, manifestant devant la Cité des associations sur la Canebière contre la suppression des contrats aidés : « Dans notre équipe, la personne dont le contrat aidé n’a pu être renouvelé a basculé sur un service civique. Moins bien payée, elle bosse autant qu’avant. Et elle bossait déjà trop. » Pour lui, « il y a une américanisation du financement de la culture. Et ce n’est pas simple. Cet été, je suis intervenu à Arles à l’invitation de la fondation Luma. Je n’ai pu m’empêcher de rappeler que derrière il y a le laboratoire Roche contre lequel je me battais quand j’étais à Act-Up. Pour certains, j’ai craché dans la soupe. » Autre exemple ? Yves Milot, du Théâtre de l’Œuvre, autant capable d’accueillir le collectif en lutte sur les contrats aidés que de traîner ses guêtres au forum « Entreprendre dans la culture » : « On est des passeurs. Or, pour faire bouger les lignes, il faut croiser les points de vue. Mais aussi travailler notre "produit" afin qu’il corresponde aux "besoins" avec la bonne "com’", pour le public comme pour les institutions. » Faut de la souplesse pour faire le grand écart. Mais gare au point de rupture. Si, à Aix, il a été claironné que la culture, dans le sud-est, c’est « 1,8 milliards d’euros », Paca décrochant la « palme » de l’Insee avec « 50 000 emplois » dans le secteur, à l’entrée du forum, un document sur les intermittents, en recensant 20 000 dans la région (dont 7 000 indemnisés), rappelait que les comédiens tirent moins d’un tiers de leurs revenus des salaires liés à l’exercice de leur métier, plus du tiers des allocations chômage et pas loin de 20 % du RMI/RSA. Et la ville de Marseille, comme en 2013, de tout miser sur le bénévolat. Ainsi que sur le financement participatif. Avec quelques soucis toutefois avec l’anglais. Sur les cartons d’invitation pour l’inauguration des « Semaines du bénévolat », les communicants de la municipalité parlent de « crownfunding » (sic). Et sur la plaquette de présentation, de « crowndfunding » (re-sic). Quand ça ne veut pas… Sébastien Boistel Enquête publiée dans le Ravi n°157, daté décembre 2017