Un prix de l’eau très opaque
À 3,15 euros/m3, le prix de l’eau à Marseille n’est pas exorbitant comparé à Lyon (2,89 euros), Paris (3,01 euros) ou Bordeaux (3,39 euros). Mais comment expliquer le taux de rentabilité record pour le délégataire marseillais, la Société des eaux de Marseille (SEM), filiale de Veolia : près de 15 % en 2009, avec un pic à 19 % en 2006 ? Pourtant, selon un audit réalisé en 2009, le taux moyen pour ce type de contrat oscille entre 8 et 10 %. Autre surprise, la SEM a réalisé 56 millions de bénéfices entre 2002 et 2009, alors que la consommation d’eau domestique à Marseille n’a cessé de baisser. Comment les multinationales de l’eau françaises réalisent-elles ces tours de magie ?
Fixer soi-même la règle du jeu
« Impossible de connaître le prix réel de l’eau », s’étonne en 2000 la chambre régionale des comptes de Paca (CRC Paca). Explication : les exploitants établissent leurs comptes selon des normes qu’ils ont eux-mêmes définies au sein du Syndicat professionnel des distributeurs d’eau, comptes qui ne « respectent pas les principes comptables généraux », précise la CRC. « Quand elles ont dû justifier leurs dépenses, après 1992, les entreprises délégataires ont inventé le compte annuel de résultat d’exploitation, avec leurs propres modalités de confection », explique Paul Linossier, un ancien de Veolia et de Suez qui milite désormais à l’UFC-Que Choisir. En clair, quand on fixe soi-même la règle du jeu, on gagne à chaque fois !
Noyer le poisson
À Marseille, la SEM n’a pas de société spécifiquement consacrée à la délégation de service public (DSP) de la ville, ce qui rend la lecture de ses comptes difficile car la filiale de Veolia gère plusieurs contrats d’eau et d’assainissement pour la communauté urbaine Marseille Provence Métropole, collectivité (PS) compétente pour la gestion de l’eau de ses 18 communes. Il est donc impossible pour MPM d’identifier le personnel réellement chargé du service pour le contrat de Marseille. Ceci permet à la SEM, selon l’audit de 2009, de facturer 80 % des charges (personnel et locaux) de sa direction générale, de sa direction financière et de sa communication aux usagers marseillais, alors que le contrat de DSP de Marseille ne représente que 52 % de son activité ! Pire : le cabinet Cabanes, qui a réalisé l’étude et n’a pas la réputation de gauchiste, reconnaît lui-même ne pas s’être rendu sur place et avoir uniquement travaillé à partir des documents remis par la SEM.
Facturer à la collectivité un redressement fiscal
« La SDEI [une filiale de Suez délégataire des communes vauclusiennes de la communauté d’agglomération du Grand Avignon, la Coga, Ndlr] est venue pleurer auprès des élus parce qu’elle a subi un redressement fiscal après avoir payé pendant des années une taxe professionnelle trop basse, raconte Marcelle Landau, présidente du Collectif des usagers de l’eau d’Avignon. Le 27 septembre 2010, la Coga a décidé de le prendre en charge. » Soit 32 000 euros d’argent public, le tout sous couvert du préfet qui « n’y a rien vu d’anormal. »
Oublier de mentionner ses produits financiers
L’audit de 2009 à Marseille a relevé une autre entourloupe : la SEM oublie très opportunément de faire apparaître dans ses comptes 9,4 millions d’euros de produits financiers en 2008. Par contre, elle n’hésite pas à facturer à MPM des charges financières avec un taux de financement élevé (9 %)… alors qu’elle n’a aucune dette bancaire !
Indexer les tarifs de l’eau sur les salaires
Le cabinet d’audit note encore que la formule de révision des tarifs est très avantageuse pour la SEM. L’indice des salaires (qui pousse à la hausse) compte pour 43 %, les charges du personnel ne représentant que 35 % de l’ensemble des dépenses liées à l’exploitation du service. Limpide !
Se garder les provisions pour travaux facturées aux usagers
Depuis 2009, les collectifs de l’eau de la Coga se battent avec Marie-Josée Roig, député-maire UMP d’Avignon et présidente de la collectivité, pour que les usagers ne paient pas deux fois le remplacement des branchements en plomb dans cinq communes en délégation de service public. Total de la douloureuse : 6,5 millions d’euros. Une somme déjà facturée aux usagers, comme l’a finalement reconnu l’ancienne ministre de Jacques Chirac, pour Avignon et Morières-lès-Avignon, gérées par la Société avignonnaise des eaux, une filiale de Veolia, qui espérait faire la culbute (le Ravi no 61). Restent Villeneuve-lès-Avignon et Les Angles, gérées par la Saur. « L’un des arguments du renouvellement du contrat de cette dernière était justement la prise en charge des branchements de plomb », peste Marcelle Landau, qui espère le grand chelem.
Se bander les yeux
Les lois françaises permettent théoriquement aux collectivités d’exercer un véritable contrôle de leurs DSP. « La plupart du temps, les élus compétents n’effectuent pas ce travail », affirme Marc Laimé. Exemple à Marseille. « La commission de contrôle financier prévue par le Code général des collectivités territoriales n’a jamais été créée », regrette Sylvie Nespoulous, élue Europe Écologie à MPM. « Il y a aussi une méconnaissance et, du coup, une déresponsabilisation. Quand la collectivité a perdu depuis des années la maîtrise du service, elle ne peut plus en évaluer la qualité et en rendre compte aux habitants », explique Anne Le Strat, adjointe au maire de Paris. Est-ce à dire que les entreprises délégataires en profitent ?
Le Forum alternatif mondial de l’eau à Marseille est un succès. Cession de rattrapage pour les retardataires jusqu’à ce samedi 17 mars. Le programme, c’est ici.
Lisez notre nouvelle enquête « Eau rage, eau désespoir » dans le Ravi n°94, daté mars 2012, actuellement chez les marchands de journaux.