Un jour ordinaire en Turquie
Ce vendredi 22 avril était un jour bien ordinaire en Turquie. A l’aube, un tribunal stambouliote a placé en détention provisoire un magnat du BTP, Halit Dumankaya, accusé de soutenir une « organisation terroriste ». L’organisation en question est une confrérie religieuse, celle du prédicateur Fethullah Gülen. L’homme d’affaire, et avec lui des milliers d’autres membres supposés de la confrérie, n’aurait sans doute jamais eu de problèmes avec la justice si des magistrats gülenistes n’avaient pas lancé en décembre 2013 une enquête pour corruption, vite étouffée, visant des proches du président, Recep Tayyip Erdoğan.
Plus tard dans la matinée, Can Dündar et Erdem Gül, respectivement directeur de la rédaction et chef du bureau d’Ankara du quotidien d’opposition Cumhuriyet, ont comparu pour la troisième fois devant les juges. Poursuivis pour « espionnage » et « tentative de renversement du gouvernement », les deux journalistes encourent la prison à vie. Leur crime : avoir diffusé en mai 2015 des images établissant l’existence d’un trafic d’armes à destination de la Syrie, mis en œuvre par les services secrets turcs. Indigné par la divulgation de tels secrets d’Etat, le président Erdoğan avait prévenu : « Celui qui a publié cette information va payer le prix fort. »
Puis a débuté, dans l’après-midi, le procès de quatre universitaires écroués et jugés pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste », en l’occurrence les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). On reproche aux quatre scientifiques d’avoir signé – à l’instar de plus d’un millier de chercheurs et enseignants, également menacés de représailles – une pétition appelant à un retour immédiat de la paix dans le Kurdistan turc, théâtre d’affrontements meurtriers depuis l’été dernier, après plus de deux ans de trêve.
Prévarication dans les hautes sphères de l’Etat, soutien d’Ankara aux groupes djihadistes en Syrie, réactivation du conflit kurde à des fins politiciennes : en moins d’une journée, les juges ont passé en revue trois dossiers au cœur de la « zone interdite » où journalistes et intellectuels sont désormais indésirables, et dont ils sont tenus à l’écart par un appareil judiciaire qui a renoncé à préserver les apparences de l’état de droit. La liste des sujets qui fâchent ne cesse d’ailleurs de s’allonger – affaires de pédophilie impliquant une association proche du pouvoir islamo-conservateur, couverture des attentats qui endeuillent le pays, et bien sûr la sacro-sainte personne du président, que nul ne peut moquer ou critiquer sans risque.
Face à cette dégradation des libertés individuelles – la Turquie est au 151e rang mondial sur 180 pour la liberté de la presse, selon le classement publié en avril par Reporters sans Frontières -, l’Union européenne s’illustre par son silence. A l’automne dernier, la Commission européenne a retardé la publication de son rapport sur les progrès de la Turquie en matière d’adoption des normes européennes afin de ne pas embarrasser le gouvernement turc à l’approche d’élections législatives. Obnubilée par la question des réfugiés syriens et les attentats commis sur son sol par Daech, deux dossiers dont Ankara détient les clés de par sa position géographique, l’UE s’est également abstenue d’évoquer les droits de l’Homme au moment de signer des accords de réadmission des réfugiés par la Turquie. Une discrétion qui fait le désespoir des démocrates et des europhiles turcs.
Le lancement, en octobre 2005, de négociations d’adhésion entre Ankara et l’UE, contenait la promesse d’une réforme profonde des institutions turques vers d’avantage de démocratie, sous le contrôle sourcilleux de Bruxelles. Et les premières années de pourparlers ont permis d’importantes avancées dans le champ des libertés. Mais l’Europe semble aujourd’hui avoir renoncé à intégrer la Turquie dans sa communauté de valeurs, et se satisfaire d’une simple relation de voisinage, soumise aux seules lois de la realpolitik, avec un régime turc de plus en plus autoritaire. Une politique dictée par l’urgence et la peur qui affaiblit un peu plus encore l’idéal européen tout en encourageant les penchants antidémocratiques d’Ankara. Nous exposant dans un avenir proche à de sérieux conflits de voisinage.
Nicolas Cheviron