Turquie : quand la science fait de la résistance
En ce dimanche après-midi de décembre, une quarantaine d’habitants d’Ankara ont choisi de braver le froid, précoce dans la steppe anatolienne, pour se réunir dans un parc public du centre-ville. L’objectif n’est pas de pratiquer le Taï Chi Chuan ou de déployer les banderoles d’un défilé syndical, mais de suivre l’enseignement de deux sociologues. Le cours du jour porte sur les notions d’hégémonie et de contre-hégémonie, et ces quarante robustes étudiants constituent la première promotion de l’Académie de la Rue.
Nouvellement créée, cette université populaire hors-normes et hors les murs est née de la rencontre de chercheurs qui, « d’une façon ou d’une autre, ont été touchés par les pressions qui s’exercent au sein de l’université », explique un de ses fondateurs, le sociologue Yasin Durak, interrogé par le Ravi. Parmi ses enseignants figurent ainsi des victimes des purges menées par le gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan depuis la tentative manquée de putsch du 15 juillet dernier.
Au nombre des révoqués figurent 83 signataires (sur plus de 2 000) d’une pétition diffusée en janvier 2016 dans les milieux universitaires et qui appelait l’Etat turc à mettre un terme aux combats avec les rebelles kurdes dans le sud-est du pays, un conflit vieux de 32 ans, ravivé à l’été 2015 après deux ans et demi de trêve et de négociations de paix.
Yasin Durak était l’un d’eux. Chargé de recherches au département de sociologie de l’Université d’Ankara, le jeune homme était censé travailler dans cette institution jusqu’à l’achèvement de sa thèse. « Mais comme j’avais signé la pétition, on m’a muté à l’Université de Niğde (centre) trois mois avant ma soutenance, et là, on a essayé de me pousser à la démission par tous les moyens, indique le chercheur. En trois mois, j’ai fait l’objet de quatre enquêtes. L’une d’elles portait sur un article que j’avais écrit, pour lequel j’étais suspecté d’insulte au président de la République. L’université a demandé que je sois emprisonné. Comme je ne démissionnais pas, on m’a limogé, par décret, le 1er septembre. »
La langue du peuple
L’Académie de la Rue a ainsi été créée comme un acte de résistance, à la fois contre l’arbitraire de la répression et contre l’instauration d’une vision du monde hégémonique, celle d’un régime turc autoritaire et d’obédience islamo-conservatrice. « Comme l’université est soumise à des pressions et comme les médias sont devenus un monopole du pouvoir, nous avons constaté que nous ne pouvions plus transmettre le savoir que nous produisons au public, commente Yasin Durak. Avec cette initiative, nous essayons de tenir tête en disant : si vous essayez d’étrangler la science à sa source universitaire, nous allons amener la science dans la rue. »
Les chercheurs prévoient de dispenser leur enseignement un dimanche sur deux, à chaque fois dans un quartier différent de la capitale, avec pour mot d’ordre de « transmettre un savoir utile au public, avec une dimension critique, dans une langue compréhensible pour le peuple », souligne Yasin Durak. Le prochain cours, donné par un spécialiste de l’anthropologie sociale, aura pour thème les théories du complot. Il devrait être suivi d’une séance consacrée aux premiers soins en cas d’accident… ou d’intervention policière brutale.
Si l’Académie de la Rue est encore unique dans son genre – des discussions sont en cours pour la transposer à Istanbul et Izmir -, d’autres cénacles de la connaissance scientifique rebelle se sont constitués dans plusieurs villes du pays, en général à l’initiative des « signataires » révoqués.
Ainsi, à Izmit, petite ville industrielle du nord-ouest de la Turquie, l’Académie Solidaire tient tête à la pensée officielle depuis le 28 septembre. Fondée par 19 universitaires limogés pour avoir paraphé la fameuse pétition, elle dispense des cours gratuits et ouverts à tous, tous les mercredis, dans une salle prêtée par le syndicat d’enseignants Eğitim-Sen. « Même si la plupart d’entre nous ne sont pas de la région, nous avons dit : « nous ne partirons pas » », relate le politologue Yücel Demirer. Nous avons décidé que nous n’exercions pas une mission de service public simplement pour percevoir un salaire à la fin du mois. Si nous sommes des universitaires, ce n’est pas juste un emploi, c’est un état d’esprit. »
Outre les cours, dont la programmation est assurée au moins jusqu’au mois de mars, les scientifiques entendent aussi poursuivre leur activité de chercheurs au travers d’analyses et d’études pouvant servir l’intérêt général, ou celui des habitants d’Izmit, à un moment où celui-ci est en péril. « Juste après notre renvoi, nous avions prévu que l’état d’urgence allait être utilisé par l’Etat non seulement pour faire taire l’opposition, mais aussi pour faire avancer ses projets d’aménagement urbain et autres dossiers nuisibles à l’environnement, signale l’architecte Gül Köksal. Et c’est arrivé : de nombreux enseignants actifs dans la lutte contre la transformation urbaine sauvage ou pour la préservation des lieux de vie ont été suspendus ou chassés. »
Du fond du cœur
La pérennité de l’expérience est pour l’heure assurée grâce à une petite aide financière d’Eğitim-Sen et aux cotisations d’universitaires restés en poste. Elle est aussi encouragée par la mobilisation des étudiants. « Les étudiants nous ont bien soutenus. Nous avons signé la pétition le 11 janvier 2016. Le 15 au matin, nos maisons ont été investies par la police et nous avons été conduits à la section antiterroriste. Ce jour-là, nos élèves nous ont attendus devant le siège de la police, pendant toute une journée, se souvient Yücel Demirer. Maintenant, ils viennent à nos cours, et pas seulement des jeunes de gauche – on reçoit aussi le soutien d’étudiants religieux, de jeunes femmes voilées. »
Lors de la visite du Ravi, c’est au tour de la sociologue Aynur Özuğurlu de prendre la parole, devant une salle comble contenant une bonne centaine de personnes, dont de nombreux jeunes. Le thème de son cours : le rôle du mouvement féministe dans la lutte contre « l’injustice ontologique du capitalisme », l’emprise de la religion et du militarisme sur la société turque. A l’issue du cours, Elif, une jeune étudiante en sciences politiques, est émue : « Pour moi, c’est une chance d’être là ce soir. J’ai l’impression qu’on est plus forts quand on est tous ensemble. Je suis venue à presque tous les séminaires, parce que j’aime beaucoup nos profs, c’est pour eux que je suis ici. »
Si certains assistent au cours d’abord par solidarité, d’autres sont fascinés par l’expérience qui se construit à tâtons, dans cette petite permanence syndicale d’une ville de province pas vraiment connue pour son progressisme. « Je suis là surtout parce que j’aime la façon de penser de nos profs, parce qu’ils essaient du fond de leur cœur de créer un enseignement qui ne ressemble pas à un cours imposé, mais qui s’applique directement à la vraie vie », s’enflamme Mehmet Duran, étudiant en ingénierie mécanique. Cela n’a rien à voir avec ce qu’on apprend par cœur dans le système scolaire et universitaire, ils nous enseignent des choses qui viennent du plus profond d’eux-mêmes. »
Le jeune homme décrit les difficultés pour un militant de gauche de vivre dans une ville conservatrice comme Izmit, où, dit-il, il n’est pas inhabituel de se faire pourchasser dans la rue parce qu’on a voulu faire une déclaration publique, surtout après la tentative de putsch – « maintenant, les fascistes sont un peu plus à l’aise, les socialistes un peu plus aux abois », commente-t-il. Pourtant, Mehmet est résolument optimiste : « L’avenir, je le vois magnifique, grâce à nos profs. […] Quand on voit rire Maître Aynur, quand on voit ces profs qui nous prouvent que l’éducation appartient au peuple, aux étudiants, qu’elle n’est pas une marchandise du système capitaliste, on reprend espoir. »