Troubles de l’élection et urnes molles
Quel est le parti qui, depuis 1945, ne cesse de voir son score s’améliorer ? Qui peut s’enorgueillir d’être la première formation ouvrière ? Et qui, dans notre région, est durablement ancré ? C’est le parti des… abstentionnistes ! Certes, en atteste 2007, la présidentielle est l’un des scrutins les plus mobilisateurs. Mais, en 2012, l’abstention va probablement faire un carton. En témoigne le peu d’engouement dans la région pour s’inscrire sur les listes électorales. Pourtant, les mairies, échaudées par le rush de 2006, s’étaient préparées. Et il y a de la marge. Alors que, dans l’Hexagone, 10 % des électeurs potentiels ne sont pas inscrits, à Marseille, ce serait un électeur sur cinq ! Las, la ruée n’a pas eu lieu.
Daniel Sperling, le monsieur « élection » de la mairie de Marseille, n’a pas daigné nous répondre. Il faut dire que, fin novembre, il confiait benoîtement dans La Provence : « On se rend compte que la campagne d’inscription du ministère de l’Intérieur démarre à peine. C’est déjà trop tard. » Peu après, il a tenté de rectifier le tir. Face à une gauche accusant l’UMP de ne pas avoir fait le nécessaire pour inciter les gens à s’inscrire, il rétorque que c’est un « faux procès : la mairie de Marseille a fait une campagne d’information dans tous les bureaux municipaux pour inciter les citoyens à s’inscrire ». Or, à la veille de la clôture des listes, la cité phocéenne enregistrait à peine plus de 40 000 nouveaux inscrits contre 53 000 en 2006, soit un recul de 30 %. La faute à « la crise sociologique et financière » mais aussi à des « candidats moins clivants » et peut-être aux affaires. On est loin du million de coups de fil que l’UMP avait passé en PACA pour inciter les électeurs à aller voter aux régionales…
Un phénomène urbain
Grimace de Denis Grandjean, secrétaire régional d’Europe Écologie Les Verts (EELV) : « L’UMP ose affirmer avoir dû faire – crise oblige – des économies. Quand on voit les millions dépensés dans la com’, on sait quelles sont les priorités de la droite. Qui a tout intérêt à ce que les classes populaires et les jeunes n’aillent pas voter. » D’où la campagne menée par les jeunes écolos sur la fac d’Aix-Marseille. « Les jeunes font partie de ceux qui s’abstiennent le plus. Quant aux étudiants, ils sont souvent mal inscrits, nombre d’entre eux restant rattachés à leur commune d’origine, souligne Damien Zaversnik. Or, en 2012, il va y avoir quatre tours, qui, de surcroît, tomberont en pleine période d’examen. On a donc voulu inciter les étudiants à s’inscrire là où ils étudient. » Avec plus ou moins de succès : « On a senti à la fois un intérêt et une certaine désespérance à l’égard de la politique. Ce qui est sûr, c’est que les jeunes n’avaient pas été sensibilisés. Et qu’on n’a pas croisé nos homologues de gauche. Quant aux quartiers populaires, on n’y est pas assez implantés pour être présents d’une manière satisfaisante. »
C’est l’une des missions que s’est donnée Sofiane Zemmouchi de Cités en mouvement : « Pour nous le vote est une arme et il faut s’en saisir. Quand on parle des élections dans les quartiers, les gens sont sceptiques. Pour eux, la gauche et la droite, c’est la même chose et ils ne se sentent pas représentés. Mais, en organisant, en 2012, des émeutes citoyennes, en cassant le clientélisme, on peut faire trembler un élu. Pour qu’il se dise que les voix de ces jeunes ne lui appartiennent pas. » Sauf que c’est tout sauf facile : « Pour les inscriptions, on s’est dit : "Si les jeunes ne vont pas à la mairie, c’est à la mairie de venir à eux". On a donc demandé à ce qu’un officier d’état civil soit détaché dans un centre social. Réponse de la mairie ? "On travaille déjà, avec d’autres associations, à la citoyenneté"… »
Visiblement, pas assez. Car, comme nous le confirme la sociologue Christèle Marchand-Lagier, « la région PACA est l’une des plus abstentionnistes ». Avec, comme elle l’écrit dans l’ouvrage Droit(es) aux urnes en région Paca (1), un « découpage assez net entre les départements du Vaucluse, du Var, des Alpes-Maritimes et des Bouches-du-Rhône dans lesquels les taux d’abstention sont supérieurs à la moyenne nationale et les Hautes-Alpes et les Alpes de Haute-Provence dans lesquels ils sont relativement plus faibles. » De surcroît, les dix grandes villes de la région affichent « un taux d’abstention supérieure à la moyenne régionale », Aix et Arles se distinguant toutefois avec « des taux conformes à la moyenne nationale ».
Désespoir ou désobéissance civile ?
Pour elle, « s’il faut faire la distinction entre scrutins principaux et secondaires, il ne faut pas oublier que l’abstention, ce sont les gens qui ne votent pas et ceux qui ne sont pas ou mal inscrits. Or, dans une région attractive où il y a une très forte mobilité, c’est une caractéristique à ne pas négliger. » Au-delà, dans une région « où le vote FN est plus décomplexé qu’ailleurs », la sociologue constate « une sorte de va-et-vient entre abstention et vote FN. Lors des scrutins intermédiaires, les personnes détachées de la politique se réfugiant dans l’abstention vont trouver, lors des élections centrales en votant pour une formation périphérique comme le FN, un moyen d’expression ». Elle n’oublie toutefois pas qu’il y a « des déterminants sociaux évidents à l’abstention ».
Pour l’ethnologue du Front de Gauche et vice-président à la Région Alain Hayot, « le vote frontiste, c’est le fait de personnes qui craignent le déclassement alors que les vrais désespérés, eux, sont dans l’abstention ». En tête ? Les dernières cantonales : « Dans la cité de la Cayolle à Marseille, l’abstention frôlait les 70 %. Le PS arrivait en tête, le Front de Gauche réalisait son meilleur score et le FN faisait à peine 10 %. À quelques centaines de mètres, dans la zone pavillonnaire, la participation était dans la moyenne. Et le FN en tête. » Pour lui, donc, « si le rejet de la politique se retrouve partout, l’abstention est très forte dans les quartiers populaires. »
Alors, pour lutter contre ce phénomène qui « dans une région ultra-urbanisée épouse les grandes fractures spatiales et sociales, il faut faire l’inverse de ce qu’a fait jusque-là la gauche et de ce que prône Terra Nova (NDLR le think tank socialiste). Il faut réinvestir, outre les entreprises, les quartiers populaires. Même si, entre la paupérisation, l’économie informelle, le communautarisme et le clientélisme, la situation est explosive. Je me souviens de cette femme à la Cayolle qui me demandait de trouver un appartement pour sa sœur. Je lui ai répondu que ça ne marchait pas comme ça… » Et de militer pour « une autre manière de faire de la politique ».
Pas sûr que c’est ce qui fera revenir aux urnes Sayid : « On l’a vu en 2002. Le vote n’est plus un acte libre mais un acte contraint. Si le FN est vraiment un parti anti-démocratique, pourquoi ne pas l’interdire ? À moins que ce ne soit un simple instrument qui garantit l’équilibre au sein d’une démocratie qui a été confisquée par le bipartisme, qui ne reconnaît même pas le vote blanc. Une démocratie qui n’a donc pas besoin de ma voix », assène cet animateur qui rêve d’élus « tirés au sort, comme au temps de la démocratie athénienne ». Et qui s’intéresse de près à la politique : « On ne peut pas combattre un ennemi si on ne le connaît pas. Or, je prône la désobéissance civile. Même si, au prétexte que nos parents ou nos grands-parents n’ont pas eu ce droit, je ne peux avouer ne pas voter. »
Hélène aussi n’a toujours pas digéré 2002. « Je n’ai pas supporté ce chantage, souligne cette institutrice. Et j’ai compris que voter ne sert à rien. Et même qu’on y perd notre liberté. Parce qu’on donne sa voix à un maître qui, non content d’édicter la règle, l’a fait respecter par la force. » Ce qui ne l’empêche pas de suivre avec attention « le spectacle » : « En revanche, dans le milieu où je bosse, il est impossible de dire qu’on ne vote pas. Alors que si les élections pouvaient changer les choses, cela fait longtemps qu’elles seraient interdites… »
Sébastien Boistel