Solidaires, par la face nord
La Peugeot prêtée par une amie n’ira pas plus haut. Les pneus sont trop lisses pour atteindre Névache, village enneigé des Hautes-Alpes de 350 habitants perché à 1600 mètres d’altitude. Il faudra finir à pied. La frontière italienne est toute proche. Sur la droite, l’évasement des montagnes laisse entrevoir le col de l’échelle (1762 mètres), fermé l’hiver et qui débouche sur la ville italienne de Bardonnechia. Ce passage, après la vallée de la Roya, est devenu depuis presque deux ans, avec celui du col de Montgenèvre à quelques kilomètres de là (ouvert lui toute l’année), une nouvelle route pour des migrants bloqués à Vintimille.
« Et si je voulais simplement prendre un noir en auto-stop, on me l’interdirait ?, fulmine Bernard Liger, ancien officier. En plus, il y en a un au village, l’ancien boulanger ! » Du haut de ses 82 ans, le grand gaillard aux yeux bleus ne décolère pas face au jeu auquel se livre une trentaine d’habitants du village et la police. « Les flics sont partout », atteste-t-il. Dans une « zone-frontière » de 20 kilomètres, la police se permet de ramener chaque étranger en Italie, mineur ou non. Ou de les embarquer alors qu’ils sont à bord de la voiture d’un particulier.
Le temps est très mauvais en ce début de mois de janvier. Le flux d’étrangers, principalement de jeunes Africains de Côte d’Ivoire, du Ghana, du Mali… s’est donc tari. Ils préfèrent emprunter la route du Montgenèvre. Mais cela ne durera pas : l’été, jusqu’à 50 d’entre eux par jour arrivent à Névache. « Nous nous plaçons sur un plan strictement humanitaire. Ils arrivent dans un état lamentable, après des heures d’efforts. Ici, le Front national fait de gros scores mais les mécontents ne nous emmerdent pas trop », explique-t-il.
En plus de la pression policière, la plupart d’entre eux n’ont jamais vu la neige et sont très peu équipés. Ce qui conduit à des drames. Mamadou, 29 ans aujourd’hui, est tristement célèbre. Il se souvient parfaitement de la date, le 6 mars 2016. Arrivé en Europe en 2012, il arrive à atteindre Paris. Mais doit retourner en Italie pour ses papiers. Sur le retour, on le refoule à la frontière française. « Alors un monsieur m’a dit qu’on pouvait rejoindre la France par là, raconte-t-il dans la MJC de Briançon. On est partis avec un ami. Je regrette de l’avoir écouté. Mais, heureusement, j’ai vu ici une solidarité exceptionnelle. » Après plus de 24 heures dehors, morts de froid, ils sont secourus. Il a maintenant le bout des pieds amputé. Cet été, deux autres personnes, effrayées par une patrouille de police, ont fait une chute de 40 mètres…
« Une fois qu’ils sont reposés, reprend l’octogénaire, nous les emmenons au centre d’accueil de Briançon, à 20 kilomètres, pour qu’ils puissent être orientés. On n’a pas le droit de les transporter mais on s’organise. » Ils n’ont jamais eu de soucis, peut-être grâce à son organisation militaire. Mais une quarantaine de particuliers du Briançonnais ont été convoqués par la gendarmerie et sont susceptibles d’être poursuivis. Selon Michel Rousseau, membre de l’association Tous migrants, 2 % des habitants du pays sont impliqués dans l’aide aux exilés : « si c’était partout comme cela… on ferait plier le gouvernement, c’est le double de la Résistance ! »
« Chacun trouve son rôle là-dedans, fait comme il peut », raconte Jean Gavoriau, guide de haute-montagne et co-organisateur en décembre de la Cordée solidaire au col de l’Echelle (environ 300 personnes). Maraudes des professionnels de la montagne, médecins, réseau d’hébergement citoyen… Les élus locaux jouent également le jeu : le centre d’accueil a été mis à disposition par la communauté de communes. « Si je suis un délinquant ?, rigole le guide. J’essaie simplement d’être dans la justesse. Si je dois prendre un Africain en stop, je le fais. […] Certains policiers ou gendarmes ne sont pas fiers de ce qu’ils font ! » Pour le militant Michel Rousseau, s’il y a bien un délinquant, c’est l’Etat. Et il appelle à la désobéissance civile des forces de l’ordre et des fonctionnaires territoriaux des conseils départementaux via des syndicats comme Solidaires ou la CGT.
Il n’y a pas que les locaux qui aident. Michel, un Savoyard qui possède une maison secondaire à Montgenèvre était tranquillement sur le télésiège lorsqu’il a vu trois hommes à pied, sur les pistes. Il a décidé de les emmener en voiture jusqu’au centre d’hébergement d’urgence de Briançon, surnommé le Refuge, une ancienne caserne de CRS ! Il sait qu’il n’a pas le droit mais recommencera s’il le faut. Le Refuge dispose de 15 places d’hébergement mais jusqu’à 100 personnes y ont cohabité l’été dernier.
Les trois jeunes, l’air un peu perdu, sont pris en charge par l’une des dizaines de bénévoles. Dans un bureau exigu, elle procède à la première « enquête ». Nationalité, santé physique, âge, études… On leur donne une serviette, une brosse à dents en attendant le repas du soir. Les deux Ivoiriens et le Guinéen déclarent tous avoir 16 ans, n’ont pas de famille en France. Ils seront bientôt emmenés au Conseil départemental qui doit les mettre à l’abri et évaluer leur minorité. Ça fourmille, on prépare le dîner… Dehors, Philippe fait tout de même part d’une certaine lassitude : « Ils sont au moins 400 000 en Lybie. A ce rythme-là, on en a pour 20 ans ! Ça ne peut pas continuer comme ça. » En attendant…
Clément Chassot
Cette enquête a été publiée dans le Ravi n°159, daté février 2018