Smartseille, du rêve vert aux désillusions grisâtres
Un soleil d’enfer, des bâtiments de 28 mètres de haut pour les bureaux et 50 mètres pour les logements, des arbres, un trou de verdure qui entoure des immeubles semblables à des ruches. Une sorte de ville dans la ville. Bienvenue à Smartseille !
Ce quartier a poussé en 2016 au coeur du 15ème arrondissement, dans les quartiers Nord de Marseille, sur un terrain auparavant occupé par une usine à gaz d’EDF. Elle se veut être une ville nouvelle «pour faire face au changement climatique et réinventer l’habitat de demain». C’est en tout cas ce qu’annonce la plaquette. Il y a des logements sociaux, un hôtel de la chaîne B&B et des bureaux d’entreprises dont ceux d’Eiffage, qui a construit le quartier. Des résidences intergénérationnelles sont présentes tout comme une crèche, une école maternelle, des potagers et une cantine.
Un quartier sauce start up
« e-conciergerie »; «énergitecture»; « parking mutualisé »; « agrégateur de service »,… Hervé Gatineau, directeur immobilier Eiffage méditerranée, nous abreuve de mots «langage start up», dès le premier contact. Le fameux parking qu’il nous vend comme «moderne et technologique» est en fait un parking basique d’immeuble simplement rendu public et utilisable par n’importe qui pour un euro de l’heure. Dans une pièce annexe au fond du fameux parking, dégoulinant de transpiration et auréoles sous les bras, Hervé Gatineau nous explique le mécanisme de « solidarité énergétique » : En clair, il s’agit de mettre en commun les calories énergétiques pour échanger du chaud ou du froid selon les besoins. « Lorsque je consomme du froid en utilisant la climatisation, je libère du chaud, je l’envoie donc à l’échangeur calorifique qui lui va le stocker dans des ballons d’eau chaude. Les tuyaux ici-présents vont, quand c’est nécessaire, chercher les calories dans la mer. Ce qui fait qu’en hiver, ça pré-chauffe et qu’en été ça pré-refroidit. ».
Remontant à la surface, Hervé Gatineau nous conduit ensuite dans la conciergerie connectée, un lieu de sociabilité où en cette fin d’après-midi, il n’y a personne ! Si ce n’est l’hôtesse d’accueil payée grassement un smic horaire à mi-temps par un prestataire extérieur. Et dont l’activité principale consiste finalement à ouvrir et fermer les portes du e-lieu à heure fixe. Au mur «un écran d’affichage dynamique» diffuse CNEWS en continu et nous apprend la démission de De Rugy en direct. Deux autres tv sont en veille. L’employée nous confie qu’elle a obligation de les allumer à sa prise de service même s’il n’y a personne. «Eiffage les utilisent pour faire des présentations publicitaires», explique-t-elle.
Cet espace fait office de magasin multifonction. La salle annexe sert à réceptionner les courses de ceux qui se sont abonnés au Drive de Carrefour et au triporteur électrique d’ Agilenville. Tout est à l’ère du digital et du numérique et semble fonctionner sauf… la machine à café. Pourtant dernier cri avec moulin à moudre design intégré. Son affichette «En panne» nous dissuade de l’utiliser. «Elle ne fonctionne que rarement de toute façon», confirme Hervé Gatineau. Dans la pièce adjacente se trouve le salon esthétique et l’atelier de coiffure. Malheureusement inutilisable à cause d’un dégât des eaux.
Derrière les discours, les actes manquants
Ce quartier serait terminé à 80% selon notre guide. Un dernier immeuble doit sortir de terre pour l’automne 2021. L’occasion pour ce directeur de confier ses prévisions sur l’avenir de ce genre de quartiers. « Je pense que c’est une dynamique qui va se lancer et que ce type de projets va se multiplier. » Traduction : d’autres ensemble d’immeubles « intelligents » vont être construits. « Il y a Les Fabriques [un autre quartier de Smart City en construction dans le même périmètre que Smartseille Ndlr], cela fait cinq fois notre superficie et cet ensemble va se créer sous la direction de Bouygues. » Eiffage, Bouygues, les mastodontes du BTP se partagent la ville «verte».
Mais les habitants ne semblent pas accueillir la nouvelle avec enthousiasme. Locataires comme propriétaires,confient être «déçus et lésés» par le rêve qu’on leur a vendu. Le profil sociologique semble varié compte tenu des personnes rencontrées ce jour là. Les problèmes qu’ ils annoncent sont nombreux et pour l’instant, en attendant d’entamer des recours ils préfèrent rester anonymes. En rentrant dans la plus grande tour vue sur mer qui répond au doux nom de « So View », une locataire du 8ème étage raconte : « Je paye 800 euros de loyer par mois, charges comprises, pour un simple T2. Mais mes charges augmentent sans que je sache pourquoi […] », souligne-t-elle. Quand on est arrivé, c’était insalubre, avec des infiltrations d’eau. Eiffage a mis six mois pour faire les travaux. »
Une vieille dame raconte que son fils, propriétaire d’un T3, a payé plus de 800 euros en charges le trimestre dernier. Elle explique que les factures d’électricité n’ont pas baissé et que le principe de la thalassothermie (échanges calorifiques cité plus haut) ne profite qu’aux bureaux des entreprises « car de toutes manières les gens n’ont pas la climatisation dans leur appartement », souligne-t-elle. Fournir de la clim’ pour les entreprises… Chacun sa vision de la « solidarité énergétique » !
Un habitant du dixième étage est à bout de nerf. Il explique vivre ici depuis deux ans et devoir supporter le bruit des travaux dans l’immeuble d’en face qui s’étalent parfois de 6 heure du matin jusqu’à 21h30. Originaire du quartier, il est agent de sécurité et travaille parfois de nuit avec l’impossibilité de récupérer en journée à cause du bruit. S’il trouve « que de toutes manières la vie est chère partout », il regrette un peu son loyer à 700 euros pour un T2 mal insonorisé.
Du côté de l’immeuble « So Blue », Chloé, propriétaire et assistante maternelle de profession, confie que souvent les barrières du parking (mutualisé) censées se verrouiller avec le téléphone portable ne se referment pas. Lors de notre rencontre, elle est en train de chercher désespérément une poubelle de recyclage des déchets d’équipements électriques et électroniques afin de déposer son ampoule. Mais aucun bac à l’horizon. Elle nous conduit alors vers « la taille de guêpe », nom donné à la terrasse située à mi-hauteur, que les habitants ont en partage et dont ils devraient pouvoir profiter. « Mais des entreprises de l’immeuble ont décidé de s’accaparer une partie du toit pour installer des évacuations de climatiseurs, […] On n’a même pas été consultés ! » , s’agace la propriétaire face à « la taille de guêpe » balafrée d’une grille qui la rend inutilisable. Elle évoque aussi des retards de livraison concernant les studios partagés qui doivent permettre à terme aux habitants de pouvoir recevoir des invités. Quant au coupures d’eau, elles sont légion et sont faites sans prévenir les usagers. « On est dans un éco quartier ! Pour ma part, je n’utilise pas de bouteilles en plastique ! Comment dois-je faire alors ? » «L’écoquartier du futur à vivre au présent» vendu sur la plaquette, n’est visiblement pas pour aujourd’hui…
Léo Le Calvez et Lucien D’Armagnac de Castanet
Carte interactive réalisée par Julie le Mest :