Questions de Front
Il n’y a pas qu’à la Région où, entre Christian Estrosi et le FN, c’est tendu. A la métropole niçoise, après avoir découvert dans le budget « 45 000 euros » au titre des « frais de représentation du président », la conseillère frontiste Marie-Christine Arnautu s’est fendue d’un communiqué sanglant : « En pleine affaire Fillon, Estrosi s’octroie 3750 euros supplémentaires d’argent de poche par mois ! » Cocasse car cette « historique » du FN est députée européenne et son compagnon assistant parlementaire. Non de cette dernière mais d’une de ses collègues. De quoi faire tâche alors que Marine Le Pen est elle aussi empêtrée dans nombre d’affaires, notamment à propos des assistants du FN (1).
Au Front, on n’en est pas moins droit dans ses bottes : « Les gens ne sont pas dupes. Tout ça est politique et savamment orchestré », grogne le conseiller régional niçois Philippe Vardon, lui même condamné en 2016 à 6 mois ferme après une rixe. Même discours du varois Philippe Boccaletti, lui aussi condamné à 6 mois ferme mais en 2000 : « Les gens font la part des choses. D’un côté, vous avez une cabale orchestrée par le parlement européen prêt à tout pour faire payer un de ses adversaires. Une affaire dont on nous parle depuis trois ans ! Alors que l’affaire Fillon, c’est récent et c’est tout autre chose. Le problème, ce n’est pas qu’il ait employé sa femme. Le souci, c’est la réalité du travail. Et les rémunérations. »
Noyau dur radicalisé
Au FN, les histoires de paille et de poutre sont aussi anciennes que le slogan « mains propres, tête haute ». Et c’est comme si les questions de probité ne semblaient guère avoir d’influence sur son audience alors qu’elles ont fait exploser la campagne de la droite. Contrairement à l’ex-frontiste varois Damien Guttierez (roulant désormais pour Macron) qui estime que les « affaires du FN » – comme « les kits de campagne » – « vont laisser des traces », le niçois Gaël Nofri renâcle à évoquer le sujet bien qu’il ait dit lui-même avoir bénéficié d’un « emploi fictif » au FN : « Ça ne sert à rien d’en parler. C’est contre-productif. Même chez Fillon, ça n’entame plus le noyau dur. Il y a une radicalisation. Les électeurs du FN sont des gens en marge de toutes les institutions. Quand vous attaquez Marine Le Pen, ça les conforte dans leur conviction qu’il y a connivence entre la justice et les médias pour l’abattre. »
La socialiste fréjusienne Elsa Di Méo, elle aussi, est prudente : « Sur le terrain, c’est assez paradoxal. Les gens en veulent à Fillon mais, quand on leur parle des assistants au FN, ils nous répondent que tout le monde fait pareil. Mais si certains pensent qu’il ne faut pas aborder le sujet de peur d’alimenter le "tous pourris", selon moi, il ne faut pas lâcher le terrain de l’éthique. Car si l’on arrive pas à convaincre les frontistes, cela joue auprès de ceux qui, localement, espéraient avec le Front en finir avec l’affairisme. Or, il n’en est rien. »
Pas simple. Anticor a mis au placard la charte qu’elle proposait jusque-là aux candidats : « On n’arrivait tout simplement pas à les convaincre de la signer, soupire Gilles Rainero, délégué dans le "06" de l’association anti-corruption. On la propose donc aux électeurs. Mais on n’a que 12 000 signatures alors que vu la situation, on devrait en avoir 10 fois plus. »
Il faut dire que le terrain est miné. Comme le note l’historien Frédéric Monier si « la dénonciation de la corruption telle qu’on la connaît – c’est-à-dire portée par la justice et les médias – existe depuis les années 80 », historiquement, cette pratique « apparaît à la fin du 19ème siècle. Portée d’un côté par l’extrême gauche pour qui, puisque le capitalisme est intrinsèquement corrompu, il n’y a rien d’étonnant à ce que les élites politiques le soient aussi. Mais aussi, de l’autre, par l’extrême droite pour qui le régime parlementaire républicain corrompu précipite la décadence de la France ». Guère étonné d’entendre le FN dénoncer « le complot d’un système », « la nouveauté », c’est que Fillon fasse pareil et « en appelle à la rue ». Une situation « déstabilisatrice » pour le système politique, même si, d’après l’historien, « il est déjà en bout de course ».
Dernier choix avant abstention
Or, comme l’a rappelé à Aix lors du colloque De la Justesse à la Justice Jean-Louis Briquet, spécialiste du clientélisme, il y a eu, entre 1992 et 1994 en Italie, dans le cadre de l’opération Mains propres, « un déferlement d’affaires de corruption, touchant près d’un tiers des parlementaires, qui s’est traduit par l’effondrement des partis traditionnels et l’arrivée au pouvoir d’un Berlusconi qui, presque immédiatement, sera à son tour l’objet de scandales ».
Pas sûr de voir se jouer en France un « remake ». « Les électeurs ne sont pas nécessairement, comme le dit le politologue Pierre Lascoumes, des régulateurs moraux de la démocratie », commente Briquet. Ce que confirme le sociologue Joël Gombin, spécialiste du FN : « Il n’y a pas d’effet mécanique entre le fait de dénoncer la corruption d’un élu et sa capacité à être élu. La probité est rarement au centre des préoccupations des électeurs et s’il est nécessaire, pour la vie démocratique, de sortir ces affaires, l’efficacité politique et électorale est presque nulle. Pour les électeurs du FN, c’est encore pire puisqu’ils réinterprètent les faits au prisme de leur conviction. Pour eux, si on s’attaque à Marine Le Pen, c’est bien la preuve qu’elle dérange. »
Pourtant, d’après l’historien Frédéric Monier, si la défiance à l’égard des politiques est d’ores et déjà très élevée, elle le serait, à en croire les sondages, encore plus chez les électeurs frontistes. Ce qui fait dire à Christelle Marchand-Lagier, spécialiste du vote FN (Cf p.16) : « Avec ce parti, les gens ont envie de croire à ce qui est pour eux le dernier choix avant d’arrêter de voter. Ce n’est pas forcément un vote d’adhésion. Et l’électeur voit ce qu’il a envie de voir. Quand on vote, ce n’est jamais un choix entier. On laisse volontairement de côté un certain nombre de choses. Et puis, il n’y a pas plus de pureté du vote au FN qu’ailleurs. Ce que les gens attendent du politique, c’est un retour. Et pas que symbolique. »
Illustration à Marseille, à la mairie des 13/14. Alors que nous interrogions fin 2016 le sénateur-maire FN Stéphane Ravier à propos d’une énième défection au sein de son équipe, lui donnant l’occasion de fustiger ceux qui ont « un appétit insatiable » alors qu’ils ont eu « le pain, le beurre, le couteau », surgit une dame voilée demandant au frontiste un logement social ! Et le père « la morale » de jouer les petits boutiquiers : « Voyez avec mon service "logement". Mais ne vous attendez pas à un appartement au Prado. on ne peut vous offrir que ce qu’on a ! »
Qu’importe les grands écarts. Après tout, celui qui a embauché son fils à la mairie n’est-il pas capable de brocarder sur Facebook la « République exemplaire » suite à la démission du ministre de l’Intérieur Bruno Le Roux pour avoir employé ses filles ? « Il l’a embauché aux espaces verts afin de lui inculquer le sens du travail, minimise le varois Boccaletti. Un contrat à 800 euros par mois. » A Marsactu, Ravier avait rétorqué : « Si je l’avais voulu, je l’aurais embauché comme assistant parlementaire. »
Sébastien Boistel
1. Cf Marine est au courant de tout, chez Flammarion de notre consœur de Mediapart Marine Turchi (avec Mathias Destal de Marianne).
Enquête publiée dans le Ravi n°150, daté avril 2017