Quand le travail rend pauvre
« Je ne peux rien prévoir, car je ne sais pas où je vais travailler la semaine prochaine. Je peux gagner 300 euros en une semaine et ne plus travailler durant les deux ou trois semaines suivantes. Là, tu sais que tu vas vivre dans le noir le prochain mois », témoigne Yacine, travailleur pauvre dans les Alpes-de-Haute-Provence, qui vit seul dans 9 mètres carrés. Il cumule les intérims et les emplois à temps partiel depuis 3 ans.En 2011, le dispositif régional d’observation sociale chiffrait le nombre de travailleurs pauvres de moins de 65 ans en Paca à 119 000 personnes (360 000 si on considère l’ensemble du foyer). Une augmentation constante de cet indice depuis 2008, dans une région qui se situe au pied du podium des plus pauvres de l’Hexagone. Avec le développement des contrats à durée déterminée, des temps partiels ou de l’intérim, l’emploi est de moins en moins un garde-fou contre la précarité et la pauvreté. La notion de travailleur pauvre demeure nouvelle et assez floue. Pour plusieurs chercheurs, c’est une personne qui a un emploi au moins une partie de l’année et qui appartient à un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté (977 euros).
L’Etat se défausse
Yacine est à la fois combatif et résigné : « Ça dépend où je bosse et dans quelles conditions. » Après quelques années durant lesquelles il avait « une meilleure vie sociale », il était dans une situation moins critique et pouvait même soutenir financièrement ses sœurs, sa situation s’est dégradée. « [Aujourd’hui], je ne peux pas demander une aide financière à mes proches qui ne sont pas loin d’être dans mon cas. J’ai peur de déséquilibrer leur situation financière. » Des organismes de charité l’aident à colmater quelques brèches à court terme, « mais je ne peux compter que sur moi, car je ne peux pas aller les voir toutes les semaines. Ils ne sont pas faits pour ça. »
« François Chérèque, qui a fait un état des lieux de la pauvreté pour le gouvernement, s’est étonné que les travailleurs pauvres ne fassent pas valoir leur droit au RSA Activité, s’interroge Claire Mossa, animatrice au réseau de solidarité pour le Secours Catholique à Château-Arnoux-Saint-Auban (04). Est-ce un manque d’information ou le fait que ces gens ne veulent pas vivre de l’assistance de l’État ? » Le Secours Catholique accompagne de plus en plus de travailleurs pauvres. L’objectif ? Les écouter, les aider à faire valoir leurs droits et leur donner un coup de pouce matériel pour éviter de sombrer. « L’État délègue ce travail aux associations, s’indigne Claire Mossa. Il y a de moins en moins de lieux d’écoute en France. » Et Norbert Mouïren, lui aussi salarié au Secours Catholique, de poursuivre : « On dit souvent à un pauvre qu’on va essayer de lui donner à manger, qu’on va peut-être lui trouver un toit voire un emploi, mais on ne lui demande jamais ce qu’il pense. "Mange et tais-toi…" C’est un manque de respect de la dignité de la personne. »
Les syndicats peinent
Après avoir payé les frais incompressibles, constate Claire Mossa, « il ne reste pas grand-chose à un travailleur pauvre. Souvent, ces personnes n’arrivent pas à faire des économies : quand un accident de la vie survient, elles ne peuvent pas y faire face. Elles sont sur la ligne rouge ; tout peut basculer très rapidement. » Dans les familles monoparentales, comme celle d’Agnès qui a 2 enfants, les dépenses pour les loisirs, l’habillement, l’alimentation et la santé sont directement impactées par cette précarité. « Sans les aides de l’État, j’aurais encore plus de mal à m’en sortir, avoue la mère de famille, à la recherche d’un emploi depuis juin dernier. Je garde espoir et envoie des CV tous les jours. On a survécu depuis 4 ans avec un salaire de 700 euros. »
Gérard Rey, secrétaire CGT des Alpes-Maritimes, attribue plusieurs spécificités aux travailleurs pauvres en Paca : « Ce sont surtout des salariés dans le secteur du commerce et des services. Les femmes travaillant à mi-temps ou à temps très partiel sont principalement concernées. » Il estime que les syndicats sont « un peu impuissants face à cette problématique. Ils s’appuient sur des salariés moins précaires. C’est difficile d’aller à la rencontre des salariés à durée très courte ou qui changent souvent de lieu de travail. Ces personnes veulent juste travailler et survivre. » La fédération des services de la CFDT privilégie la mise en place de fonds d’action sociale. « Cela est parfois préventif mais pas curatif. En plus d’apporter à moindre coût une image sociale aux entreprises, ça dédouane l’État de ses responsabilités », se désole Gérard Rey qui, avec la CGT, préfère valoriser la coopération avec les associations et les collectivités locales. Et de conclure : « La déréglementation du marché du travail et un socle législatif insuffisant, notamment pour payer les pensions alimentaires, expliquent aussi ce phénomène. Il y a un fort déséquilibre entre ceux qui vendent le travail et ceux qui vendent leur force de travail. »
Nicolas Richen