« On est considérés comme des sans voix »
10:20
« La plupart des habitants ont fermé leur porte. Moi j’ai vu que c’était le fils de ma voisine (qui était touché ndlr), alors je suis restée… On s’est dit les pompiers vont arriver, ça va aller. On attend, on attend. On nous dit qu’il faut que la police arrive mais avec les tirs de kalachnikov la police a peur […] Il y a eu un grand laps de temps entre cette fusillade et l’arrivée des pompiers. Puis, ils arrivent, ils nous font tous sortir : moi j’ai cru que mon fils de 13 ans était dans sa chambre, mais en fait, je crois qu’il a tout vu… » Sur l’écran noir défilent des photos du quartier des Izards à Toulouse (31) accompagnées du récit émouvant de Yamina Aissa Abdi. Le jeune blessé ce jour-là a perdu la vie. La lumière se rallume, l’assistance applaudit. Quatre ans après, l’émotion est toujours palpable chez Yamina venue participer à la première table ronde de cette journée dont le thème est « se mettre en mouvement : Quels déclics ? Quelles conditions ? ». Un terrible événement qui, explique-t-elle, aurait pu être évité si la parole des habitants avait été entendue. Depuis Yamina a créé l’association Izards Attitude (lire ci-contre page VI).
10:28
« Dans les quartiers, la mort imminente existe. Qu’est-ce qui fait climat dans un quartier ? Qu’est-ce qui va faire déclic ? Et qu’est-ce qui fait que l’on n’y est pas seul ? », débute Joëlle Bordet, psychosociologue spécialiste des quartiers populaires et animatrice en cette matinée. « Il faut entendre la gravité sans pour autant renoncer à la légèreté », poursuit-elle, avant de présenter les participants. « Puis, il y aura François Lamy, ministre délégué de la Ville ». « Ancien ! », rectifie ce dernier (membre des gouvernements Ayrault 1 et 2, Ndlr). Costume sombre et chemise blanche, mais sans cravate, ce député sortant PS en campagne, proche de Martine Aubry fait acte de présence.
10:45
« Moi j’aime la politique de la Ville même avec tous ses défauts, parce que malgré tout, cette politique ce sont des rencontres de vie. Y a des pays où les politiques publiques n’existent pas », poursuit la psychosociologue. « Les gens ne font pas rien dans les quartiers. Y’en a marre de parler des quartiers que par le manque ou le stigmate », insiste la spécialiste qui demande à ce que soit réinterrogé le statut du travail en France. « Repérer comment les gens sont actifs et solidaires […] On a besoin du lien social dans les quartiers pour vivre. » Joëlle Bordet est passionnée par son sujet d’étude. L’ex-ministre, lui, a le nez plongé dans son smartphone. Pas de bol, au Forum des images la 4G passe très mal.
10:50
« On est considérés comme des sans voix », explique Yamina qui revient sur son association. Lamy lève le nez pour signifier de sa voix grave qu’il y a un problème de micro. « Monsieur, à vous », lance la psychosociologue s’adressant à Majid Eddaikhane. Ce dernier sourit : « Euh, moi ou le ministre ? Parce que "monsieur", je n’ai pas l’habitude. Moi c’est Majid ! » Éclats de rire dans la salle. Lamy visiblement en reconversion « ingé son » explique comment gérer le passage de micro à la psychosociologue qui s’excuse presque : « Je n’ai pas l’habitude d’animer des tables rondes. Je fais ce que je peux… »
11:00
Extrait du film Il l’ont fait : il raconte l’histoire d’un jeune du quartier du Val Fourré à Mantes-la-Jolie (78) qui se présente aux élections municipales face au maire clientéliste en place depuis des lustres, Jacques Adie (lire ci-contre page VI). Lamy se contorsionne pour voir l’écran : cette fable politique semble l’intéresser. Ovation de la salle. Majid revient sur la genèse du film financé par un crowdfunding. Et sur le mensonge – par omission – auprès de la mairie afin d’obtenir les autorisations de tournage, vendu comme un énième film de braquage. Sauf que là le braquage est… électoral ! : « La politique a été dénigrée alors qu’au sens noble du terme c’est la vie de la cité. Mais les élus sont tellement devenus des professionnels que plus personne ne va voter et du coup plus personne ne nous écoute. »
11:10
« Vous dites tous que l’on ne va pas voter, mais le politique n’est pas pour autant absent des représentations. Il est comme inaccessible, incapable d’entendre », explique la psychosociologue. Le collectif Votons à Lille, représenté par Zahia Djediden, lutte contre l’abstention dans les quartiers : « On s’est aperçu que les gens pour interpeller les politiques n’avaient pas forcément les mots. Et qu’en face on n’avait pas forcément des élus qui étaient capables d’écouter. »
11:12
« Comment entendez-vous ce qui vient de se dire ? », demande la psychosociologue à l’ex-ministre qui lève la tête de son portable. Il se lance dans une anecdote marseillaise avec Gaudin qui lui dit : « Vous pouvez faire ce que vous voulez avec les quartiers nord, ils ne votent pas pour moi », puis poursuit avec l’histoire d’une mère de famille à La Savine (Marseille 15ème), qui ne voulait pas que l’on abatte sa tour car « elle servait de tour de gué à son fils, plus gros dealer de la cité ». Et d’ajouter : « des élus clientélistes j’en connais, mais des élus qui se battent sur le terrain avec leurs habitants j’en connais aussi, hein bon. » Il revient enfin sur son « bébé » : les conseils citoyens. Un jeune de son staff, propre sur lui, vient récupérer son téléphone pour prendre quelques photos.
11:15
Le micro est donné à la salle composée essentiellement d’acteurs associatifs et d’habitants des quartiers venus de la France entière. « Le militantisme est en train de mourir. On veut montrer qu’on existe et c’est pour ça que l’on se bat », lance Céline, des quartiers nord de Marseille. « Il faut faire attention à ne pas instrumentaliser les habitants. L’engagement ce n’est pas un gros mot », explique Rabha, de L’association Nouveau regard sur la jeunesse de Roubaix (59). « Si on ne s’engage pas ou si on ne vote pas, on ne peut s’en prendre qu’à nous-mêmes », répond Majid qui est lui-même candidat aux législatives. L’ex-ministre reprend la parole pour signifier qu’il est tout à fait d’accord. « Ça me fait rire », lance une personne du public. « Ça peut vous faire rire, mais ça nous amènerait à un autre débat… », répond Lamy avant de rappeler que « s’il y a du clientélisme, il y a aussi des clients ». Puis de tenter de replacer ses conseils citoyens…
12:00
« Dans les quartiers populaires, on ne se sortira jamais de ce rapport à l’élu, ce qui changera c’est le jour où on fera, nous, de la politique […] Moi la colère je la garde, je n’ai pas envie de sourire pour expliquer. J’ai envie d’y mettre de la gravité. Voter c’est une chose mais ça ne fait pas tout. Par contre il manque des structures locales et nationales pour porter la parole des habitants et mener la bagarre vis-à-vis d’un système. Et changer le système c’est changer nos vies », explique Tayeb Cherfi du Tactikollectif (lire ci-contre page VI) à Toulouse (31) présent dans le public. Et ce dernier de conclure : « Je fais partie d’un conseil citoyen. Et je mesure l’échec des conseils citoyens (applaudissements). Je n’ai pas de solution magique. Mais la première question qui se pose aux quartiers populaires c’est la question démocratique. »
Samantha Rouchard
En illustration, François Lamy, ancien ministre delégué à la politique de la ville (gouvenement Ayrault 1 & 2)
Article publié dans un supplément « très spécial » inséré dans le Ravi n°152, daté juin 2017