Muselier, l’apprenti sorcier
« Révolution copernicienne », « big bang ». Lors de sa présentation vendredi 27 avril en conseil des ministres de son projet de loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » Muriel Pénicaud, la ministre du travail, n’a pas manqué de superlatif. La réalité est pourtant plus prosaïque : le gouvernement engage simplement la privatisation de l’apprentissage (1) et en laisse la gestion aux entreprises, via les branches professionnelles.
Jusqu’à présent, la filière est une compétence régionale, qui définit l’offre de formation et assure le reversement de 51 % de la taxe d’apprentissage. En Paca, elle rassemble 71 centres de formation des apprentis (CFA), 260 sites de formation, plus de 30 000 apprentis et pèse 140 millions d’euros de budget, dont 20 millions investis directement par la Région. « La réforme emmène un vrai changement de paradigme, note Sylvie Combes, déléguée du personnel CGT de l’association départementale d’études et de formations, qui porte le CFA de la Bourse du Travail à Marseille et très fragilisée par les réformes de la formation continue engagée par la Région depuis 2015 (voir ci-dessous). Elle sort l’apprentissage d’un pilotage public et partiaire et casse la recherche d’une vision globale et cohérente de l’offre de formation pilotée par la Région et l’Education nationale. »
Si certaines mesures sont saluées – augmentation de la rémunération des apprentis mineurs de 30 euros, barrière d’âge repoussée à 30 ans, inscription toute l’année, maintien des apprentis en formation malgré une rupture de contrat… -, certains craignent une refonte du secteur. C’est le cas des CFA interprofessionnels, comme celui de la Bourse du travail, qui, contrairement aux CFA de branche très financés par les entreprises ou ceux liés aux lycées professionnels, privilégient des métiers d’art beaucoup moins organisés et aux effectifs réduits. « Le paiement au contrat ne pourra plus faire vivre les formations avec peu d’apprentis, qui existent grâce au soutien public », craint la chargée de relations aux entreprises.
New Model Army
Moins commenté, un autre point alarme : la prise en main par les branches de la définition du contenu des formations et des examens. « Avec les certifications ou les titres professionnels, on change de modèle puisque l’apprentissage pourrait sortir de la formation initiale, sanctionnée par un diplôme national, s’inquiète aussi Alexis Disegna, le coordinateur du CFA Régional de l’académie Aix-Marseille. Les élèves seront des professionnels plus pointus, plus aguerris, mais ils vont perdre tous les savoirs associés, notamment les matières générales qui en font des citoyens et rendent possibles les changements de parcours. On risque d’enfermer les gens. »
« Pour qu’il y ait une vraie reconnaissance des compétences, il faut être en relation avec les branches professionnelles. Mais le répertoire de formation restera celui de l’éducation nationale », balaie Cécile Muschotti, députée LREM de Toulon. Et l’ancienne socialiste d’insister : « Aujourd’hui, le système est injuste, hors sol, mal connu des entreprises. Il engrange des milliards d’euros (2), mais le chômage augmente. Là, on a une volonté de nourrir les entreprises de compétences réelles pour le faire baisser. »
« La réforme déverrouille le système actuel, elle va permettre aux entreprises de décider de leurs besoins et elle casse le monopole des CFA », se réjouit de son côté Gérard Abbassi, le président régional de la fédération de la formation professionnelle, un syndicat patronal. Seule une certification de l’Etat sera en effet désormais demandée pour ouvrir une filière apprentissage. Le directeur général du groupe de formation ACOPAD s’en frotte les mains, son futur modèle économique en tête : mixer publics de niveaux différents et s’appuyer sur une main d’œuvre précaire, des formateurs auto-entrepreneurs ou en portage salarial. « On doit pouvoir s’adapter aux marchés », justifie le patron, tout en assurant « comprendre l’inquiétude des organisations syndicales » et « le désaccord de la Région avec la réforme ».
Pompier-pyromane
Renaud Muselier s’est en effet très rapidement opposé à cette réforme, dénonçant la recentralisation du dispositif. Le président LR du Conseil régional est même entré en guerre ouverte avec Muriel Pénicaud, en annonçant en pompier-pyromane l’abandon ou le gel par sa collectivité de 120 millions d’euros d’investissement, dont 70 millions rien que pour le Campus A, la vitrine de l’apprentissage que devait intégrer en 2019 le CFA de la Bourse du Travail. « Renaud Muselier en a profité pour faire le buzz, mais il a raison. C’est bien gentil de tout centraliser, mais Paris n’est pas la France », juge Jean-Luc Monteil, le président du Medef Paca, un des rares à le soutenir et lui aussi opposé à la réforme.
Pour Frédéric Pelleing de la CFDT, le président LR de la Région n’est pourtant « pas le meilleur contradicteur » de celle-ci. En charge du dossier pour la centrale syndicale, il s’inquiète lui aussi de l’avenir de certaines formations et des CFA mais juge positivement les mesures en faveurs des apprentis, « pour lesquels la CFDT a beaucoup pesé ». Par contre, il est cinglant envers l’éternel dauphin de Jean-Claude Gaudin : « On est dans une guerre de tranchées où [il] veut garder ses prérogatives et son enveloppe financière. » Les mauvaises langues, à l’image de Muriel Pénicaud, assurent d’ailleurs qu’il ne la consacre pas entièrement à l’apprentissage…
D’autres estiment aussi que Renaud Muselier met déjà en pratique en Paca ce qu’il dénonce au niveau national. « Alors que le santon est un emblème de la région, notre école de céramique d’Aubagne qui bénéficiait de soutien public pour pallier des effectifs faibles est absente du nouvel appel d’offre lancé en janvier par la collectivité », relève l’Adef. La présentation des appels d’offre 2018 de la formation continue est elle-même sans ambiguïté : elle annonce vouloir « doter jeunes et adultes de compétences et de qualifications utiles ». Du Macron dans le texte.
Jean-François Poupelin
1. La réforme concerne également l’assurance-chômage et la formation professionnelle.
2. 8,2 milliard d’euros par an selon le ministère du Travail (Lesechos.fr, 09/04).
« Un cataclysme » pour la formation continue
« Gouvernance, modèle économique, financement, la réforme de la formation continue va être un cataclysme pour nous, les organismes qui fonctionnent avec des financements publics et des équipes stables. » Le pronostic alarmiste est de Philippe Genin, le directeur-adjoint de l’Adef et président de l’Union régionale des organismes de formation (Urof), qui fédère 76 structures de Paca.
A sa décharge, la « révolution copernicienne » annoncée par la ministre du travail – abonnement du Compte personnel de formation (CPF) en euros et non plus en heures, centralisation du dispositif dans l’agence nationale France compétence, etc. – succède à la réforme de la formation continue imposée par la majorité du conseil régional, compétent en la matière, depuis sa victoire de décembre 2015. Ses principaux axes : la suppression des Espaces territoriaux d’accès aux premiers savoirs, un dispositif de remise à niveau essentiel pour les décrocheurs et allophones, une baisse du budget de 25 % selon Philippe Genin et une révolution de la commande publique. « Le critère de prix est devenu prépondérant dans la note globale et un retour à l’emploi de 70 % est désormais imposé », détaille Sylvain Bego-Ghina, le responsable régional CGT de l’Afpa Paca. « Il y a une volonté de libérer le marché, mais aussi une vision de la formation au service de l’entreprise et non plus de l’individu. [Ce dernier] est désormais responsable de son employabilité », se désole Philippe Genin.
Cette réforme de la Région a déjà eu ses effets : la suppression de centaines d’emplois, notamment des CDD non renouvelés, et la fermeture de trois centres de formation, assure le président de l’Urof, qui est lancé dans un plan de sauvetage de l’Adef. Mais les prochaines pourraient concerner à l’Afpa, un établissement public en crise depuis l’ouverture du marché de la formation à la concurrence en 2009. En Paca, l’association compte 550 salariés, CDI et CDD confondus, et dispose de huit centres de formation. « Deux sites sont menacés, dont celui de Nice et ses 50 salariés, assure Sylvain Bego-Ghina. » Et de pester : « Pour mettre en œuvre son plan d’investissement dans les compétences de 15 milliards d’euros pour deux millions de chômeurs et jeunes peu qualifiés, le gouvernement ministère du travail a décidé de se passer de nous, le service public. » Quand on veut tuer son chien…
J-F. P.
Enquête publiée dans le Ravi n°162, daté mai 2018