Moi, Pierre Gattaz, La vie de château
« Gattaz voleur ! » (1) En ce samedi matin, les gilets jaunes de Pertuis bloquent l’entrée du château de Sannes dans le Luberon, propriété de Pierre Gattaz, ancien président du Medef et héritier de l’entreprise familiale Radiall, 209ème fortune de France en 2018 avec 429 millions d’euros (2). La demeure a été achetée 11 millions d’euros en 2017, soit l’équivalent de 797 années de smic net (3). Un gilet jaune accroche des banderoles sur le lourd portail, dont une fait allusion au « cadeau » de 20 milliards d’euros du CICE. (1) et (4)
C’est ce jour qu’a choisi l’ancien patron des patrons pour convoquer ses futurs employés de maison, sélectionnés par le Pôle emploi local. Bloqués à l’extérieur de la demeure, la secrétaire les hèle par le visiophone : Monsieur vous fait dire que vous n’avez qu’à escalader la grille. Les futurs employés refusent. Et Pierre Gattaz de hurler dans l’appareil : J’ai gravi le Mont-Blanc sans préparation en 2009, « j’en ai chié » mais je suis arrivé au sommet. « Le rêve et la volonté sont plus forts que la douleur. » (5) Ils finissent par s’exécuter.
Le jardinier fait la courte échelle à la femme de chambre qui n’est plus toute jeune, cette dernière coince sa robe sur le pic de la grille et manque de se retrouver cul nul. Les trois plus âgés ne parviennent pas à escalader. Gattaz s’énerve dans le visiophone : Vous faites partie « des gens qui travaillent quatre mois, et puis qui se mettent quatre mois au chômage. On voit en effet des dérives du système ! » (6) Retournez donc au Pôle emploi ! Une fois le portail passé, il leur reste à parcourir la longue allée qui mène à l’entrée du château. La bâtisse du XVIIème est grandiose, la pierre aux reflets ocres étincelle au soleil. Au loin, un jardin à la française et un grand bassin. 73 hectares de terres agricoles dont 35 hectares de vignes classées (7).
Les quatre enfants Gattaz les frôlent en voiturettes électrique (7). Attention de ne pas renverser les gueux !, hurle Marie-Aude Gattaz, chandail sur les épaules, depuis le perron de la propriété, avant de se retirer laissant l’assistante de son époux accueillir les futurs employés. Elle les fait se déchausser et les reçoit dans le patio. Monsieur viendra vous saluer plus tard, il s’est retiré pour méditer dix minutes. « La méditation permet de réduire le stress, d’accroître l’empathie, de développer l’intelligence émotionnelle, mais aussi d’améliorer la communication avec les autres, le lien social. À partir de cet impact positif sur sa journée, le salarié peut voir sa productivité s’améliorer. » (8) Vous devrez vous y mettre vous aussi, précise l’assistante. La cuisinière lance un regard perplexe au jardinier.
Pierre Gattaz arrive enfin, sourire aux lèvres, veste matelassée bleu marine et mocassins à glands. Il y a 2 120 m2 habitables, dont six suites et deux piscines, va falloir briquer dur ! Faudra aussi astiquer le pavillon de chasse et la chapelle. Attention, que je ne vous vois pas vous prélasser quand j’ai le dos tourné ! Et pas de plongeon dans les piscines ! On va organiser des mariages, des séminaires d’entreprise, ça va tourner à plein régime ici ! (7) « La Provence est un nom qui résonne dans le monde entier. Ici, je peux faire venir des gourous de la Silicon Valley comme des Chinois ou des Indiens. » (7). Il compte y créer un think-tank dans l’esprit de la Singularity University de Google. « Je souhaite transposer ce projet en France. L’idée est d’héberger ici pendant trois jours des experts venus du monde entier qui vont réfléchir à des thèmes comme l’intelligence artificielle ou l’avenir de l’Afrique, autant d’opportunités pour les prochaines années. » (7) Et je veux qu’ils soient bien accueillis.
Son assistante lui fait remarquer qu’une des femmes de chambre est chinoise. Il s’adresse à elle. J’apprécie votre pays « qui en trente ans est passé du Moyen Âge à la modernité » (9) tout ça grâce à la mondialisation ! « Je regrette l’immobilisme de la France » (9). J’ai déclaré : « j’ai quitté un pays communiste, la France, pour venir dans un pays libéral, la Chine » (9), ça n’a pas plu. La femme de chambre, réfugiée politique depuis cinq ans, acquiesce par politesse. « Je suis un patron de terrain » (10), « ma société est exemplaire en matière de dialogue social » (10) et « les salariés sont heureux » (10), rassure-t-il. Il conclut par un sourire crispé. Par contre, gare à celui ou celle qui se syndique à la CGT ! Ce sont des « terroristes » (11) qui « bafouent les lois républicaines »(11). « Ils se comportent comme des voyous » (11).
Il prend le maître de chais par le bras et contemple avec lui, depuis la terrasse, son vignoble. 25 hectares sont plantés avec des cépages de vieille syrah, de grenache, de rolle, d’ugni blanc, de merlot… (7) « Nous nous intéressons beaucoup à la biodynamie. […] À terme, nous devrions produire 200 000 bouteilles. » (7) Et pas peu fier : « Je me suis inscrit à une série de cours d’œnologie en ligne. J’ai signé pour un premier volet de 440 heures. J’ai des devoirs à faire, des séances de travail sur Skype. » (7) Il ajoute : « J’apprécie les vins qui se terminent sur une note de réglisse, ce qui est typique de la syrah. J’aime les notes de litchi que peut avoir le rolle. Nous dégustons beaucoup en famille pour définir exactement ce vers quoi nous allons nous diriger. En fait, je n’ai jamais autant bu (rires) ! » (7)
Son assistante les interrompt, paniquée. Monsieur Gattaz, les gens de maison refusent de s’installer dans les dortoirs tant qu’ils ne connaissent pas les modalités de leur embauche. Gattaz de la rassurer. Je suis pour la « flexi-sécurité », donc CDI de chantier (12). L’important c’est qu’ils comprennent « sécurité » et « CDI » et ils nous foutront la paix ! (rires). Il se retourne vers son maître de chais. Je disais quoi déjà ? Ah oui, venez ! Il le traîne au milieu des vignes et s’approche au plus près des ceps. C’est fabuleux ! « Regardez bien, la sève commence à monter, on dit que la vigne pleure. » (7)