Moi, Guillaume Riccobono, pâle copie
En costard cravate, Guillaume Riccobono, patron du groupe éponyme, étale sur le sol des journaux qu’il déploie en sifflotant « Laissez passer les p’tits papiers ». Son père, Bernard, le suit en portant des pots de peinture blanche. Nous sommes dans le centre d’impression MOP de Vitrolles. Les rotatives tournent au ralenti. Bernard aussi. Qui demande à son fiston ce qu’ils foutent là.
Je fais comme toi, papa. J’ai toujours fait comme toi… Il enfile une combinaison et commence à peindre les murs en blanc. Quand je pense à l’administrateur judiciaire, Me Avazeri, m’accusant comme la CGT de tout faire pour liquider cette imprimerie : « Les sous-entendus concernant ma supposée volonté de ne pas vouloir sauver cette entreprise ne correspondent aucunement à la réalité » (1). La preuve ? L’imprimerie n’a pas été liquidée. On va même lui donner un coup de pouce avec une « augmentation de capital » de « 3 millions d’euros » ! (2)
Bernard, enfilant tant bien que mal sa tenue de peintre, s’arrête et ricane : Tu passes surtout l’éponge sur les 2 millions qu’ils nous doivent. Carnassier, le fils rend à son père son sourire : « Pendant la durée du plan, aucun loyer ne sera réclamé à MOP au titre de la location de la machine d’impression F2 » (2). Si c’est pas beau, ça ? C’est filou, le coup de la location. Au centre d’impression de Vitrolles, il y a une machine « dont le coût d’achat est de 3,9 millions. Mais, bien qu’installée dans les locaux provençaux, cette machine ne lui appartient pas, elle est la propriété de [ma] holding luxembourgeoise. Le centre d’impression paye donc un loyer. 17 millions d’euros depuis 2003 pour une machine qui coûte 3,9 millions ! » (3) Je peux bien leur faire ce « cadeau ».
Bon, je ne donne pas cher de leur peau. Le centre d’impression va devenir « autonome ». Quand il faudra renégocier l’impression des titres nationaux, qui affichera les meilleurs tarifs ? Un groupe qui a des ramifications jusqu’au Luxembourg ou une petite imprimerie provençale ? T’inquiète, papa, je n’oublie pas d’où on vient ! C’est même sur notre site internet. « 1900 : rachat d’une petite imprimerie à Draguignan par Adrien Riccobono. » (4) On dirait presque l’histoire de ma ministre préférée, tu sais, celle qui accorde plein d’argent aux éditeurs de presse pour qu’ils se débarrassent de leurs vieille rotatives et qu’ils viennent imprimer chez nous. Oui, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen ! La patronne d’Actes Sud, la « petite-maison-d’édition-arlésienne-née-au-fond-d’une-bergerie »… (5)
Fous rires du père et du fils. Qui se pince le nez pour imiter l’accent nasillard des actualités au plus fort de l’amitié franco-allemande : « 1945 ! Maurice Riccobono reprend l’affaire familiale (3e génération) et lance le pôle édition avec les “Annonces du midi”, journal d’annonces légales. » (4) Je lui ai même rappelé, à l’administrateur judiciaire : « Vous oubliez tout d’abord en parlant de « l’actionnaire » de MOP qu’il y en a en fait deux, et que mon grand-père, qui a créé cette entreprise et qui y est toujours très attaché, comme moi, en est actionnaire usufruitier à hauteur de 25 % » (1).
C’est vrai qu’il y a de quoi s’y perdre. Le groupe est né sur la Côte d’Azur. Mais on est partout. On a même une « imprimerie au Luxembourg [où est installée] une holding qui détient tout le groupe dans ce pays », (3) la « société européenne d’investissement financier ». Même La lettre A le dit : « Riccobono regarde l’international. » (6) Ne suis-je d’ailleurs pas résident monégasque ?
« Nos clients sont totalement dépendants »
Je suis partout ! Quoi, c’est un titre d’extrême droite ? Et alors ? On n’a jamais été très regardant sur ce qu’on imprime. Ça va de Présent (7) au Ravi en passant par CQFD. On édite aussi une kyrielle de journaux locaux – Le Régional à Salon-de-Provence, L’Avenir Cote d’Azur… – pour récupérer les annonces légales. On fait de la pub, de la com’, on est à Cannes, à Saint-Tropez… On bouffe à tous les râteliers ! D’ailleurs, t’as pas faim ?
Le père et le fils troquent leur pinceau pour un économe et épluchent quelques légumes pour se préparer un… aïoli ! Mon repas préféré, c’est le « dîner de la presse » juste avant la fête de L’Humanité. Bouffer au frais des cocos alors que je leur en fais voir de toutes les couleurs. Regarde La Marseillaise. Eux aussi ont fini par venir imprimer chez nous après avoir lâché leur rotative – une Rockwell de 347 500 euros – pour laquelle ils avaient empruntés en 2012 140 000 euros et reçu une subvention du ministère de 208 500 euros. Un an plus tard, ils étaient à nouveau devant le tribunal de commerce. En même temps que le centre d’impression de Vitrolles !
Et regarde le bordel à la CGT. D’un côté, ce tract « Appel à la raison CGT » de la Filpac CGT. Et de l’autre, un prospectus « Appel à la raison CGT bis »… de la Filpac CGT ! Écoute ce qu’écrivent les types des centres d’impression du groupe Amaury à leurs « camarades » de Vitrolles : «Si l’on veut bien comprendre le désespoir et la détresse qui les animent, on peut assimiler les agissements de ces camarades à un suicide collectif auquel nous ne voudrions pas être associés et encore moins de force ! » Ils se déchirent entre eux ! Et pas que par tract interposé : ça a failli tourner à la baston dans le Gard (8) !
Même Le Canard enchaîné s’est fendu d’un billet parce que « 132 000 » exemplaires de l’hebdo n’avait pas été imprimés : « Faut-il préciser que le Canard n’est en rien concerné par cette bagarre ? » (9) Faut dire qu’au plus fort de la grève à Vitrolles, on a tenté de faire imprimer les titres ailleurs. Y compris dans une imprimerie de labeur qui, normalement, ne reproduit pas de journaux. Comme tu as toujours dit, papa : « Imprimer des quotidiens, c’est une course contre la montre qui recommence chaque nuit. Nous ne pouvons nous permettre 15 minutes de retard. Nos clients éditeurs sont totalement dépendants de notre service et notre engagement est proche du zéro défaut. » (10).
Tous les coups sont permis. Y a que La Marseillaise, le Ravi et CQFD qui ont pu être imprimés début octobre malgré la grève, osant afficher leur solidarité avec les ouvriers et raconter mes frasques (11). Moi qui cultive la discrétion. La seule publication où l’on voit ma trogne, c’est « le bulletin d’information de la confrérie des compagnons de Gutenberg » (12).
Mais t’as raison, papa. Faut se diversifier. Pas mettre ses œufs dans le même panier. Je vais te venger. Ce sont tes déboires avec la station Isola 2000 (13) qui m’ont inspiré. Et puis La Marseillaise aussi qui a transformé dans ses locaux la salle des rotatives en Agora des Galériens. Ben nous aussi, ici, quand les rotatives auront cessé de tourner, on ouvrira la première station de ski in door de l’étang de Berre ! Le père s’arrête de peindre. Son fiston aussi. Il se tord le ventre. Court aux WC. Ça doit être la peinture. Ou l’aïoli. Merde, y a plus de papier ! Passe-moi le Ravi ou CQFD !
Portrait satirique publié dans le Ravi n°156, daté novembre 2017