Moi Gary Klesch, pilleur de tombes
Tête de sénateur républicain, cigare aux lèvres, Gary Klesch fait face à la baie vitrée de son bureau du 65 rue du Rhône à Genève, siège social du groupe qui porte en toute simplicité son nom. Le ciel est bleu, son regard tourné vers Lyon et Kem One, une de ses holdings, née en juillet 2012 du rachat de la branche vinylique du français Arkema, une multinationale issue du pôle chimie de Total.
Fucking frenchies, toujours aussi funnies ! God, que j’aurais aimé voir la tête des dirigeants d’Arkema à l’annonce de ma décision, le 4 mars dernier, de leur réclamer devant la justice 310 millions d’euros de dommages et intérêts et l’annulation de la cession pour fausses informations. Ils gémissaient dans leur communiqué de presse : « La méthode va à l’encontre des règles juridiques » (1). Damned ! Pourtant, elle ne les dérangeait pas trop ma méthode en 2011, lorsqu’ils sont venus me chercher pour les débarrasser d’une branche de leur empire. Ces messieurs étaient si heureux qu’ils ont rameuté votre ancien président et ses sbires pour couvrir les hurlements au loup des syndicats (2).
L’homme d’affaire américano-britannique s’installe derrière son bureau, tire fiévreusement sur son Cohiba. D’ailleurs, ma méthode n’a pas franchement changé depuis plus d’un quart de siècle et mes débuts dans le dépeçage d’entreprise, après un passage au service du président Ford et une expérience dans la finance. C’était mes années Myrys. Ma dernière affaire chez vous. Et pour cause : à l’époque, « aux États-Unis vous [pouviez] vous introduire dans l’entreprise, virer les gens, vendre les actifs et repartir tranquille avec l’argent. [Mais en Europe], les salariés [étaient] toujours en tête des créanciers […], vous [risquiez] de ne finir avec rien » (3). La crise a changé la donne.
Il y a eu une nouvelle demande, je me suis adapté. Aujourd’hui, je dirais que je suis un rouage très prisé de la mondialisation heureuse. Pour se débarrasser de branches européennes pas assez rentables pour les canons actuels (15 %), tout en s’évitant des plans sociaux forts longs et coûteux et en s’assurant une certaine impunité, des multinationales font appel à mes services. Si j’accepte, je joue l’industriel avisé, sérieux, je promets de l’investissement, de maintenir l’emploi.
« Je suis un rouage très prisé de la mondialisation heureuse »
Gary Klesch avance son buste tout sourire, le regard carnassier. En réalité, l’inévitable se produit toujours, en général au bout de deux-trois ans, le temps qu’on oublie mon client. La restructuration au mieux, la fermeture au pire. Et des charrettes de licenciements. C’est inéluctable. Sorry, mon truc c’est le fric, les trusts et les holdings à Jersey, à Malte, en Suisse, aux Bermudes.
Alors mes clients paient. Grassement. Ils gardent pour eux les dettes, financent certaines charges (matière première), me laissent un fonds de roulement, de la trésorerie. Moi, je ne paie ni mes fournisseurs ni mes charges et je siphonne tout ce que je peux vers mes paradis fiscaux préférés. Le cash, le chiffre d’affaires, les services et les royales primes de management que je facture. Aux Pays-Bas, j’ai même hypothéqué des terrains ! Last but not least, je spécule aussi sur les matières premières nécessaires à mes usines ! Brillant, isn’t it ?!
Gary Klesch s’adosse à son fauteuil. Nouvelle bouffée. C’est exactement ce qui s’est passé avec Kem One. Malheureusement, le principal fournisseur de notre branche PVC (Kem One SAS) a eu un problème technique fin 2012. La tuile, à peine six mois après mon arrivée ! Tout s’est emballé : la production et le chiffre d’affaires qui chutent, la dette qui s’envole. Et tout a été déballé : les 80 millions d’euros de trésorerie transférés dès le rachat, les 250 000 euros de prime mensuelle, mes anciens et récents faits d’armes, mes titres de noblesse conquis à Wall Street et à la City – « caricature du capitalisme voyou », « pilleur de tombes » -, etc., etc…
Largement assez pour que mes syndicats en général trouvent ça louche et que la CGT en particulier obtienne de la justice le droit de jeter un œil dans quelques pièces comptables que je leur cachais jalousement. Dont le contrat de cession signé avec Arkema. Avec le secret espoir de prouver qu’elle a réalisé une opération de défaisance, un tour de passe-passe financier, plutôt qu’une bonne vieille vente. Et de rentrer au bercail (4). Nouvelle bouffée de Cohiba. Ces communistes braillent partout que l’opération m’a déjà rapporté, au minimum, 150 millions d’euros. Et qu’à cause de moi la pétrochimie de l’Etang-de-Berre et 12 000 emplois directs, le double voire le triple en indirects, sont menacés.
L’homme d’affaire disparaît derrière une volute. Qu’ils braillent ! Pour moi cette histoire est réglée. Même si les dirigeants d’Arkema font la gueule pour les 310 millions, j’ai fait le job. En 9 mois, l’action a bondi de 47,83 euros à presque 70 euros, Kem One SAS est en redressement judiciaire. J’en ai été viré au profit d’un administrateur, qui a jusqu’au 9 juillet pour trouver repreneur. Gary Kesch passe la tête à travers son nuage, goguenard. L’autre pôle est bénéficiaire. Je cède toute la holding pour un euro !
Georges