Mettre de l’eau dans son thé
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Pas compliqué de trouver Scop Ti : il suffit, du côté d’Aubagne (13), de suivre les graffitis. Notamment ce fameux portrait du « Che » et le slogan « Fralib vivra », le mot d’ordre de ces ouvriers qui, après 1336 jours de lutte, ont réussi à arracher leur usine de production de thé des griffes d’Unilever, la multinationale qui voulait la délocaliser.
Si depuis, la façade a été nettoyée, il reste çà et là quelques traces d’un affrontement si singulier que, cette année, la transformation de cette usine en coopérative a été un « sujet du bac », sourit Gérard Cazorla, ancien secrétaire (CGT) du CE et désormais « président du conseil d’administration ». Un titre qu’il n’a « pas choisi » et qui, dit-il, « ne change rien ». Vraiment ?
Son alter ego, Olivier Leberquier, rentre de vacances. Et l’ancien délégué CGT devenu « directeur général délégué » de pester en découvrant sur son bureau Les Echos : « Tu as vu ce qu’on m’envoie maintenant ? ! » L’intitulé sur la porte de leur bureau (juste à côté de la salle de réunion « Castro ») en dit long de leurs multiples casquettes : « Direction, ressources humaines, syndicat. »
L’endroit idéal pour discuter de la réforme du droit du travail. Car, le locataire de l’Elysée, les ex-Fralib le connaissent bien. Comme l’avait noté Leberquier lors du meeting marseillais de Benoît Hamon (au moment de la primaire du PS), si la loi sur l’économie sociale et solidaire de ce dernier en 2014 leur avait, en quelque sorte, mis le pied à l’étrier, la refonte en 2015 de l’ESS par Macron, quand il officiait à Bercy, aurait pu rendre quasi « impossible » la reprise de leur usine.
C’est le même reproche que fait Cazorla à la réforme en cours : « Désormais, une multinationale, même si elle fait des bénéfices, va pouvoir liquider toute filiale déficitaire. En clair, avec Macron, Unilever aurait pu liquider Fralib et on n’aurait pas pu mener notre lutte pour sauver les emplois et récupérer l’outil industriel. » Pour celui qui est « toujours à la CGT », tout est à l’envi. Et le « salarié-patron » d’assurer qu’il sera de la « contestation ».
Ce qui ne nous empêche pas de le titiller. Parce qu’on est dans une boîte de moins de 50 salariés, celle où, comme dirait Sarkozy, « ensemble, tout devient possible ». Mais aussi et surtout parce que, face aux difficultés (il y a peu, encore, Scop Ti perdait 100 000 euros par mois), les « coopérateurs » ont opté pour l’austérité : « On a accepté un peu de chômage partiel et renoncé au 13ème mois. En outre, pour l’embauche des 4 ou 5 anciens élus du personnel que l’on s’est engagé à réintégrer, on va attendre d’avoir atteint l’équilibre. Normalement à la mi-2018. »
Dans l’usine, si les lignes qui produisent les « marques distributeur » des grandes surfaces tournent à plein, celles dédiées à « 1336 », la marque de Scop Ti, sont à l’arrêt. Et l’ancien cégétiste de reconnaître : « Jadis, on n’aurait jamais accepté de telles mesures. Mais parce qu’on avait affaire à une multinationale qui se gavait. Là, ce n’est pas la même chose. Et puis on a pris ces décisions en AG, à l’unanimité. »
Au-delà de la dimension « coopérative », Scop Ti n’est vraiment pas une entreprise comme les autres. Et pas seulement parce que ses salariés sont les vedettes de la Fête de l’Huma mais aussi de films, d’une pièce de théâtre et même d’une chanson. Ainsi, si, pour s’attaquer à la grande distribution, c’est un « vrai » commercial (payé selon les tarifs du « marché » et non selon la grille « maison ») que l’entreprise a recruté, c’est une association, « Fraliberthé », qui s’occupe autant de la promotion que de la distribution dans les circuits « alternatifs ». Ce qui représente pas loin du tiers des ventes de Scop Ti. Avec, derrière, un ancien élu du personnel encore au chômage et qui, en attendant sa réintégration dans l’usine, rêve de se passer des « grandes surfaces », de « patron ». Et même, pourquoi pas, de travailler.
En attendant, dans une entreprise qui a négocié avec la Métropole marseillaise la baisse de son loyer et qui vient de lancer une opération de financement participatif, pas question de dire non aux coups de main, même (et surtout) bénévoles. Y compris à la « compta » où c’est une ancienne de chez Haribo qui, à la retraite, prête main-forte à Rim Hidri. Qui, elle, est, depuis juin, déléguée du personnel. CGT bien sûr !
Pas question ici de se passer de syndicat : « Je sais trop ce que je dois à la lutte pour ne pas m’impliquer. Ici, j’ai commencé comme intérimaire. Et c’est parce que la CGT s’est battue que j’ai été embauchée », rappelle-t-elle. Mais, quand on lui demande si les salariés-coopérateurs ont des demandes voire des revendications, elle rétorque : « Pas vraiment. Mais on a affaire à des êtres humains. Et c’est parfois plus facile de parler à un délégué qu’en AG. Le syndicat, c’est un moyen d’alerte, comme un phare. »
Même son de cloche de Cazorla : « Nous, face à une multinationale, on était dans ce qui est l’essence même du syndicalisme, à savoir la lutte. Dans une coopérative, le syndicat, il est là pour faire remonter les difficultés. Il est moins dans le revendicatif que dans le préventif. » De la « cogestion » ?
Les « Fralib », c’est une évidence, ont changé. Mais, nous assure notre hôte, « jamais je ne pourrai prendre la responsabilité de licencier. En tout cas, si ça se fait, ce sera sans moi ». Ce qui est sûr, c’est que Scop Ti ne sera jamais une boîte comme les autres. La preuve ? À aucun moment, on ne nous a proposé une tasse de thé ! Et ça, c’est un peu fort de café, non ?
Sébastien Boistel
Enquête publiée en octobre 2017 dans le Ravi n°155