Bibliothèques : entre extension et tensions
Sur le papier, la médiathèque de Saint-Antoine (15e) a tout pour réussir : un bâtiment agréable, un projet dirigé vers les publics, des partenaires sur place qui l’attendent de pied ferme. Surtout, l’équipement, qui ouvrira début 2020, sera le premier à s’ajouter en quinze ans à un réseau sous-doté. En 2014, un audit commandé par la mairie au cabinet ABCD pointait déjà le faible nombre de bibliothèques municipales à Marseille, 8 seulement, contre 15 à Lyon et 21 à Toulouse. Pour être conforme aux normes édictées par l’État, la ville devait ouvrir 9150 m2 d’espaces supplémentaires… La médiathèque de Saint-Antoine en fera 900.
Le 25 juin dernier, le maire LR, Jean-Claude Gaudin lui-même, présidait une cérémonie loin d’être dans les usages, l’inauguration du premier livre de la médiathèque. L’occasion de faire passer des messages, en période pré-électorale : « Parfois vous demandez si on va fermer la bibliothèque de Saint-André : il n’en est pas question ! », s’est exclamé l’édile sous les applaudissements de la salle.
La précision n’est pas inutile. La médiathèque de Saint-Antoine aura besoin de douze agents, et arrive dans un réseau en tension, où une cinquantaine de postes ont été supprimés depuis 2007. Hormis celui de la responsable, actuellement en arrêt maladie, les postes ne sont pas encore pourvus, la procédure de recrutement est en cours. Et a suscité des craintes qu’on déshabille Saint-André, dans le 16ème arrondissement, pour habiller Saint-Antoine. En janvier, les bibliothécaires, rejoints par une Association des usagers des bibliothèques créée en 2018, s’étaient mobilisés contre l’éventualité d’une fermeture.
Terrain miné
L’association s’inquiète également pour la bibliothèque du Panier, qui ferme un samedi sur deux depuis un an. En effet, après un départ en retraite en juin 2018, l’équipe s’est réduite à trois agents, contre six à l’ouverture. Puis à deux en mai dernier en raison d’une absence maladie. Arrivé en janvier, Pierre Chagny, le nouveau directeur du réseau des bibliothèques, s’est mis à dos les usagers en proposant de spécialiser cet équipement pour le public jeune. Projet immédiatement démenti en conseil municipal par l’adjointe à la culture Anne-Marie d’Estienne d’Orves, sans rassurer l’association et en désavouant en partie son directeur.
Il faut dire que Pierre Chagny arrive en terrain miné. En comptant les intérims, il est le huitième en treize ans à prendre la direction des bibliothèques, siège éjectable s’il en est. Raison de cette valse, la place prépondérante de ce que des syndicalistes appellent la « direction officieuse de la bibliothèque », c’est-à-dire le syndicat Force Ouvrière. Au point de mener l’État à réduire à la portion congrue, une personne, ses mises à disposition de conservateurs.
Le réseau a été agité par des grèves à répétition en 2018. Les discussions sur le temps de travail des agents ont fait ressurgir des problèmes récurrents, documentés par Marsactu et Mediapart, de souffrance morale, qui seraient liés aux pratiques de la « direction officieuse » et à un manque de considération de la hiérarchie. « Avec le nouveau directeur, on a une meilleure écoute, commente un de ses membres. Mais on attend qu’il ait les moyens de sa politique : s’il n’y a pas de recrutement, il ne va pas pouvoir faire grand chose à part gérer un service dégradé. »
Le rapport du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail pour l’année 2018 présente 33 départs pour seulement 8 arrivées, soit un solde de 25 postes non pourvus en fin d’année. Il souligne les 18 départs en retraite, sans mentionner la souffrance au travail ni s’appesantir sur les trois démissions, pourtant très rares dans la fonction publique, survenues dans l’année.
Certains de ces postes non pourvus ont vocation à être remplacés, mais dans l’intervalle, les services sont sous-dotés. Dans la section jeunesse de l’Alcazar, secteur le plus actif de l’équipement phare du réseau, 10 personnes manquent actuellement, sur les 25 effectifs théoriques. Et les luttes internes n’arrangent rien sur la gestion des remplacements : « En fonction de qui vous êtes, vous n’attendez pas aussi longtemps ! témoigne une bibliothécaire, sous couvert d’anonymat. Si vous vous appelez X ou Y, vous n’êtes pas traité pareil : personnel, budget, accès aux salles de conférence… » Secrétaire général de FO Territoriaux, Patrick Rué évacue : « On nous prête souvent des pouvoirs qu’on n’a pas », considérant les troubles comme des querelles internes hors de ses prérogatives.
Publics pas prioritaires
Au-delà du personnel, ces problèmes ont un impact sur les services au public. Par exemple sur les horaires d’ouverture, souvent réduits en fonction des effectifs, même si les baisses les plus drastiques ont été corrigées. Et les projets ont également souffert, notamment ceux pour les publics prioritaires. A l’Alcazar, les accueils de classes ont été fortement réduits, et la disparition du service Bibliomedia, fusionné avec celui de l’accueil pour compenser les manques d’effectifs de ce dernier, a sonné le glas des accueils de publics illettrés et des formations informatiques pour adultes.
Ces services sont justement au cœur de la future médiathèque de Saint-Antoine. Aura-t-elle les moyens de les mettre en œuvre ? Trois recrutements sont lancés à l’extérieur de la collectivité. Pour les autres, ce sera en interne, sans garantie sur le remplacement des personnes mutées. Lors de la cérémonie du premier livre, Anne-Marie d’Estienne d’Orves se voulait rassurante : « Évidemment, ce n’est pas possible d’ouvrir un lieu comme ça avec un personnel constant sur le réseau, surtout si on laisse ouverts Saint-André et le Panier. Vous vous doutez bien que je ne veux pas que les gens soient en souffrance ! » Mais d’où viendraient les postes créés ? L’adjointe à la culture évoque une recherche à l’échelle de la direction culture, les bibliothèques mais aussi les musées, donc, « dans la mesure de nos moyens, avec des créations si possible ». Autant dire que les garanties sont plutôt faibles.
Pas de décision tranchée à l’horizon : « Les échéances électorales font qu’il ne faut pas que la pénurie se voie », grince une syndicaliste. Sur le long terme, le plan municipal de la lecture publique adopté fin 2015 projette, comme si de rien n’était, la réalisation d’ici 2030 de neuf équipements, remplaçant pour certains des bibliothèques existantes. Ses rédacteurs, prudents, ont laissé les questions d’effectifs aux générations futures…