Marche ou crève
L’anniversaire de la « Marche pour l’égalité », partie de Marseille il y a tout juste vingt ans, s’est déroulé dans la plus grande indifférence (Cet article date de 2004 ! Cette année, la grosse couverture médiatique commémorative s’explique-t-elle par une prise de conscience ou par le fait que Djamel Debbouze sorte un film sur le sujet ?). Pourtant, une génération entière d’immigrés et de fils d’immigrés avait interpellé avec force la société française. C’était avant Le Pen et sa haine, avant les barbus et leurs voiles. Rencontre avec des marcheurs qui n’ont pas rangé leurs souliers.
Ils n’étaient que quelques dizaines au départ. Ils sont arrivés près de 100 000. « Ils », les immigrés, fils d’immigrés, femmes et hommes, athées ou croyants, qui, le 15 octobre 1983, se rassemblent sous les immeubles déjà défraîchis de la cité de la Cayolle à Marseille. Sur une grande banderole figure un slogan, leur programme : « Marche pour l’égalité et contre le racisme ». L’objectif est de rejoindre Paris à pied en moins de deux mois. Le projet est né à Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise. Lors d’affrontements avec la police dans la cité des Minguettes, Toumi Djaïda a été traversé par une balle. Il en réchappe. Un vrai miracle. Cette année 1983, les agressions racistes se multiplient. A la Cayolle, un enfant de treize ans est tué en pleine campagne municipale. C’est donc de là que les marcheurs décident symboliquement de partir.
« La plupart des gens nous ont d’abord pris pour des fous, des farfelus ». Hamid Aoumeur, aujourd’hui directeur du petit théâtre Jean Sénac, sur le Vieux Port à Marseille, a participé à l’aventure. Avec ses 40 ans à l’époque, il compte alors parmi les plus âgés. Les organisateurs de la marche sont essentiellement des trentenaires. « Beaucoup croyaient que nous allions échouer, se souvient-il. Nous avons commencé dans une totale indifférence. Certaines communes ne voulaient pas nous recevoir ». Très vite, pourtant, les cortèges grossissent pour accueillir les marcheurs dans chaque ville étape.
Crimes racistes
En 1981, la gauche au pouvoir a adopté deux lois qui ont indirectement contribué au succès de la marche. La première offre la possibilité aux étrangers de s’organiser en association ; des centaines de structures voient rapidement le jour, celles précisément qui vont se mobiliser. La libéralisation des antennes a aussi une grande importance. Les radios libres se sont multipliées. Radio Gazelle à Marseille, radio Soleil et radio Beur à Paris vont retracer pas à pas et en direct le périple des marcheurs. « La marche a été un révélateur, explique Saïd Boukenouche, l’un des fondateurs de Gazelle. Les associations des différents quartiers d’une même ville ne se connaissaient pas vraiment entre elles. Nous nous sommes rendu compte que nous vivions la même chose chacun de notre côté et que nous pouvions en nous regroupant prendre la parole à haute voix ».
Un événement, tragique, frappe aussi les esprits à mi-parcours et démultiplie les énergies : le crime raciste du train Bordeaux-Vintimille, au cours duquel un homme meurt défénestré. Le pays est choqué. Les portes des mairies s’ouvrent enfin. Le 3 décembre, 100 000 personnes défilent à Paris. Un triomphe. Les marcheurs sont reçus à l’Elysée. François Mitterrand concède la création de la carte de séjours de dix ans qui offre une précieuse stabilité aux immigrés. « C’est un quiproquo, le président connaissait mal le dossier, il a concédé la carte par ignorance mais c’est tant mieux », nuance aujourd’hui Christian Delorme, pasteur et fidèle soutien des marcheurs. Autre acquis : les associations obtiennent le droit d’ester en justice lors des délits et des crimes racistes. En revanche, Mitterrand refuse de préciser quand il mettra en œuvre sa promesse d’accorder aux étrangers résidant en France le droit de vote. On attend toujours.
Le bilan peut sembler maigre au regard de l’immense enthousiasme soulevé en sept semaines. Pourtant, pour beaucoup, il y a un avant et un après la marche. « La société française s’est rendue compte pour la première fois que les travailleurs immigrés avaient eu des enfants, affirme Saïd Boukenouche, aujourd’hui prof d’anglais dans un collège… catholique. La France est entrée dans l’ère de la complexité, du métissage, du multiculturalisme. Avant la marche, les immigrés ne comptaient pas, étaient maintenus avec leur famille dans une sorte d’invisibilité. En 1983, nous sommes apparus au grand jour ». Mais en 2004, que reste-t-il des espoirs des marcheurs ?
« Nous avons été récupérés »
A Marseille, le Cidim, centre d’information et de documentation sur l’immigration et le Maghreb, dont la raison d’être est de faire œuvre de mémoire, a organisé un rassemblement sur le Vieux Port et une rencontre publique. Ceux qui se sont déplacés n’étaient guère plus nombreux que, vingt ans plus tôt, lors du départ de la marche. « Le fait même que les immigrés et leurs enfants aient exprimé avec autant de force leur aspiration à la citoyenneté est déjà en soi extraordinaire, souligne avec optimisme Zine Bribri, directeur du Cidim. La marche a fait naître beaucoup d’associations, d’idées, de revendications même si elle ne s’est pas terminée par la création d’un mouvement structuré ». En 1984, une deuxième « marche » est organisée en utilisant des mobylettes. Mieux relayée médiatiquement, elle rassemble pourtant moins de monde. Entre temps, l’association SOS racisme a vu le jour avec le soutien discret de l’Elysée. Dans les journaux, puis peu à peu dans les mémoires, au grand dam de ses initiateurs, la marche pour l’égalité n’est bientôt plus désignée que comme la « marche des Beurs ». « J’étais proche du PS en 1985, se souvient Hamid Aoumeur. Gaston Defferre m’a convoqué dans son bureau à la mairie avec quelques cadres du parti. Il nous a expliqué que comme Harlem Désir devait arriver à Marseille le lendemain, il fallait créer un comité SOS au plus vite. Cela a été fait mais j’ai refusé de jouer le jeu. On m’a longtemps déconseillé de raconter cette histoire. Nous avons été en partie récupérés ».
D’autres assumeront au contraire un engagement politique. C’est le cas de Samia Ghali, conseillère municipale socialiste à Marseille, membre du conseil national du PS. Née dans les quartiers nord à Marseille, elle a mis les pieds à Paris pour la première fois en 1983 avec les marcheurs. Elle avait tout juste 16 ans. « On a crié haut et fort qu’on existait, explique-t-elle. Il fallait certainement le faire mais la marche n’a pas eu que du bon. Le terme de « Beur », des expressions comme « jeunes issus de l’immigration », « intégration », nous ont cantonnés dans un rôle, renvoyés à une appartenance communautaire. Le fait d’être arabe ne suffit pas pour se forger une identité. Et cette tendance s’aggrave. Aujourd’hui, il faut s’affirmer musulman pour être reconnu. Pendant qu’on parle de mosquées, de Haut conseil à l’intégration, on ne parle pas de chômage, d’éducation ».
La marche pour l’égalité n’est pas terminée proclame le Cidim. Et pour cause. La dépolitisation, déjà entamée dans les années 80, laisse les jeunes des quartiers sans repères. L’extrême droite, qui fit sa première apparition à Dreux en 1983, avec l’alliance du RPR et du FN Jean-Pierre Stirbois au second tour des municipales, impose ses thématiques xénophobes et sécuritaires. Enfin le « débat » sur le foulard islamique prend un tour obsessionnel. Plus que jamais pèsent l’exclusion, la misère sociale, dont les immigrés et les Français d’origine arabe sont toujours les premières victimes. « La situation s’est quand même améliorée, juge Saïd Boukenouche. Quand j’ai commencé à enseigner, en arrivant pour la première fois dans mon lycée, un jeune m’a gentiment indiqué le chemin pour aller à la loge. Il croyait que j’étais le nouveau concierge. A l’époque, un prof arabe c’était vraiment impensable. Tout n’est pas fameux aujourd’hui, mais c’était pire avant ». Alors, coûte que coûte, marche camarade, le vieux monde n’est pas encore derrière toi !
Michel Gairaud
Article publié en avril 2004 dans le Ravi n°6