Luc, les chèvres et Ok Corral
Les chiens sentent que la balade approche, ils sont tout excités quand Luc Falcot ouvre le portail de la bergerie. Nous sommes à Cuges-les-Pins, aux frontières de l’agglomération marseillaise qui semble ici bien lointaine. Les chèvres se sont toutes rapprochées et n’hésitent pas à nous bousculer pour aller de l’avant. Avec les cornes en tire-bouchon au niveau des hanches, on a un peu peur qu’elles donnent un coup de tête malencontreux. Mais leur poussée est plutôt amicale (…).
Musardage dans les collines
Les premières s’arrêtent déjà pour croquer les feuilles dures des chênes kermès à la lisière de la ferme. Derrière, on entend les enfants crier dans le grand huit d’OK Corral, le parc d’attractions qui se trouve juste à côté de la ferme. Image surréaliste du troupeau de chèvres qui traverse le parking de voitures des touristes et qui s’arrête comme un seul homme sur un avertissement de Luc quand on croise la route qui monte sur Riboux, chez Bernard Cal. On passe sous un pont pour se retrouver de l’autre côté de la nationale et nous voilà dans la garrigue. Le chemin est caillouteux sur ce flanc de la Sainte-Baume. Les chèvres s’éparpillent et Luc arbore un sourire d’aisance. « Partir avec les chèvres dans les collines, c’est vraiment ce que je préfère dans mon métier. C’est pour ça que j’ai voulu être berger. » (…).
Au bout de deux cents mètres, il sort du chemin et s’arrête en contrebas. « La technicité du berger, ce n’est pas de marcher tout le temps, c’est d’observer la nature pour attirer le troupeau sur une zone où elles peuvent trouver à brouter autre chose que des kermès. Car le secret de la brousse réside dans ce que les chèvres ingurgitent. C’est la variété des plantes qui constituent la garrigue qui donne au lait sa spécificité. Et comme il n’y a pas de traite le soir puisque la production chute de 40 %, nous pouvons musarder plus longtemps dans les collines en sortant un peu des chemins pour trouver des essences particulières. » (…).
Derrière nous, on entend tinter une cloche au son grave. « C’est Espigoule, raconte Luc, de plus en plus volubile. C’est la doyenne du troupeau, elle a treize ans. C’est un âge canonique pour une chèvre, mais elle est encore vaillante, même si elle a un sacré caractère. Mais je ne peux pas m’en séparer. C’est avec elle que j’ai commencé le troupeau, en 1998. » On avance doucement dans la colline où Luc recherche systématiquement les sous-bois plutôt que les petits espaces plats. « Regarde, celles-ci sont les cabris nés en janvier. C’est encore des adolescentes, elles font n’importe quoi, il faut toujours que je les aie à l’œil pour pas en perdre une. »
Du bureau au troupeau
Encore une petite montée d’une heure à un rythme d’escargots, durant laquelle Luc reste silencieux. Son visage est détendu, ses yeux rieurs s’arrondissent au fur et à mesure qu’on s’éloigne de toute forme d’urbanité. Il raconte quelques blagues, pose des questions sur les fruits de Bernard Cal, demande des nouvelles de Marseille, parle un peu de politique, répond de temps en temps à son téléphone qui sonne. Au bout de deux heures, je n’ai pas touché à mon eau et on arrive sur une zone où il s’arrête et se lâche : « Devenir berger, c’est un rêve d’enfant. J’ai grandi dans les quartiers Nord de Marseille où je pouvais encore voir des bergers avec leurs troupeaux de chèvres partir dans les collines. En fait, je viens d’une grande famille bourgeoise car mon arrière grand-père était patron des tuileries de Saint-Henri. Après la Seconde Guerre mondiale, c’était une famille bourgeoise ruinée. Mon père était parti au Maroc et en est revenu en chemise après la décolonisation dans les années 1960. Il est reparti de rien à Marseille, il a travaillé dans le BTP et il a fini commerçant en quincaillerie. J’ai donc grandi en ville. Ma seule relation avec la nature dans mon enfance, c’était des vacances à Saint-Maximin chez ma grand-mère. C’est là que je me suis reconnecté avec la nature. Là et chez mes cousins. Ils avaient une exploitation viticole dans l’Hérault et il y avait un berger qui passait six mois de la saison chez eux. C’est mon premier contact avec ce métier. Et c’est là que j’ai eu la vocation. Mais à l’époque, mes parents m’ont interdit de réaliser mon rêve. Alors j’ai fait des petites études de comptabilité et je suis rentré dans le monde du travail. J’ai travaillé pendant vingt ans, souvent dans l’administratif, forcément. Mais j’en ai eu marre des bureaux. Le dernier travail que j’ai eu, c’est responsable commercial pour une entreprise de l’Oise : je ravitaillais les supermarchés en articles de coiffure (brosses, pinces…). »
D’un coup, je comprends un peu mieux sa grosse moustache et ses cheveux en pagaille. « En 1994, c’est une année décisive pour moi : je me marie avec Magali, on a notre premier enfant, on achète le terrain à Cuges pour installer nos chevaux, qu’on gérait à côté de notre activité. On pensait faire un pensionnat de chevaux. C’était notre projet de vie. Et puis, en 1998, j’ai un coup de téléphone de ma soeur qui s’était installée comme maraîchère et qui avait sur son exploitation quelques brebis et quelques chèvres du Rove. Elle me propose un lot de dix chèvres à prendre. Il fallait se décider en trois jours. Je grimpe tout de suite dans ma camionnette, sans réfléchir. Chez le chevrier, il me prodigue quelques conseils basiques sur les chevrettes un peu sauvages et, pour faire bonne mesure, il m’en donne deux vieilles. À part savoir où étaient les cornes et la queue, je ne savais rien au départ. On s’est débrouillé comme ça. »
Stéphane Sarpaux