L’important c’est de participer
Si dans les quartiers populaires, certains font de la promotion immobilière, d’autres préfèrent y défendre la promotion des habitants. Dans le premier cas, il s’agit d’apporter une pseudo mixité sociale à coups de résidences fermées dans le cadre des projets de rénovation urbaine, comme dans les quartiers nord de Marseille par exemple. Dans le second, il s’agit « de combattre les inégalités, les rapports de domination, les humiliations », explique Malika Chafi, chargée de mission du secteur promotion des habitants de la Fondation Abbé Pierre (Fap).
Plus connue pour ses luttes pour le logement des défavorisés et ses très médiatisés rapports annuels sur le mal-logement, l’institution fondée par le célèbre curé au béret accompagne également depuis sa création, en 1992, des actions culturelles et de développement social. « Un abri ne suffit pas, nous ne sommes pas des chèvres ! Un quartier dégradé, c’est une qualité de vie dégradée et des relations sociales dégradées, insiste Malika Chafi. Nos objectifs sont d’accompagner les individus à devenir des citoyens, d’agir pour que les habitants puissent peser sur leur vie quotidienne, la construction de leur quartier. Qu’ils soient acteurs, qu’ils s’impliquent dans les associations de parents d’élèves, les associations de locataires, les conseils d’administration des centres sociaux. » « Le vrai problème, c’est la vie des gens, appuie Jean-Pierre Gilles, administrateur de la Fap. Si les questions d’éducation, de culture, d’emploi ne sont pas solutionnées, on ne solutionne pas les problèmes de ghettoïsation. » Et cet ancien compagnon de route de l’Abbé Pierre de conclure : « La vie de la cité ne doit pas être imposée, mais décidée par tout le monde ! »
Pour y arriver, la fondation soutien chaque année plusieurs dizaines de structures. En 2016, il y a en a eu un peu moins de 80 dans toute la France pour un peu plus d’1,3 millions d’euros de financement (1). Les projets sont aussi divers que le soutien à la parentalité, des ateliers théâtre ou artistiques, de cuisine, des sorties culturelles, des festivals, du jardinage, de la réalisation de web documentaires, des actions autour de la citoyenneté, des questions de mémoire, etc. La seule exigence : que les habitants participent, notamment à la construction du projet. Pour Malika Chafi, un des plus marquants est le film Ils l’ont fait, une satire d’une campagne municipale (voir l’interview de Saïd Bahij, le réalisateur, page VI). Selon Jean-Pierre Gilles, c’est Nous sommes toutes des reines. Créé par la compagnie la Criatura de Carole Errante et dix-huit comédiennes amateur du 14e arrondissement de Marseille, dans le cadre d’ateliers d’écriture et de théâtre, le cabaret aborde les rapports homme-femme, la sexualité…
Pour l’administrateur de la Fap, le travail du service promotion des habitants, qu’il renommerait bien « solidarités citoyennes » afin d’en gommer un aspect un peu trop « caritatif » à son goût, est un « retour véritable à l’éducation populaire » : « Celle qui a permis à des personnes comme moi d’accéder à la culture, au théâtre, à la musique, mais aussi à certains boulots », s’enthousiasme Jean-Pierre Gilles, un Vauclusien. « Le service, comme d’autres réseaux qui se réclament du "pouvoir d’agir", en réinvente les pratiques, estime Catherine Foret, sociologue et géographe spécialiste des quartiers populaires, qui travaille à l’occasion pour la Fap. Le contexte sociétal est différent de celui des décennies précédentes – le rapport à l’autorité, au travail, à l’école… – et les acteurs sont moins puissants, mais les objectifs sont bien les mêmes. » « Les pouvoirs publics auraient grand intérêt à s’inspirer de ces pratiques », sourit la cofondatrice de l’agence de sciences sociales appliquées lyonnaise FRV100.
Cette relation aux institutions publiques est aussi une problématique pour la Fap. Si son intervention sert souvent de levier aux habitants pour leur permettre d’obtenir des financements de l’Etat et/ou de collectivités locales, elle a aussi parfois tendance à s’y substituer. « La réalité, c’est que c’est le privé qui reconnaît et aide de plus en plus ces initiatives, note Catherine Foret. Beaucoup de groupes d’habitants l’ont compris et font appel, d’une manière très pragmatique, aux fondations et aux entreprises de leur territoire. » Et la sociologue de souligner : « De plus, le privé est souvent plus souple, ne demande pas de remplir des documents de dix pages. Dans le cas de la Fondation Abbé Pierre, cette simplicité d’accès va de pair avec un engagement politique fort ; la relation humaine est primordiale et le soutien se fait souvent sur plusieurs années, ce qui est vital. Tout ce que les administrations ne font pas, ou plus, ou trouvent illégitime. »
« Il nous faut des projets comme ça dans nos quartiers. Des projets construits par leurs habitants, auxquels ils participent, juge Fatima Mostefaoui, la porte-parole des Pas sans nous dans les Bouches-du-Rhône, un « syndicat » des quartiers populaires monté dans la foulée des attentats de janvier 2015, qui a été de l’aventure de Nous sommes toutes des Reines. Pas dans le but de les aider, mais pour qu’eux proposent leurs solutions. Parce qu’eux aussi font partie des solutions intellectuelles, économiques, citoyennes dont a besoin la France. » Et la travailleuse sociale d’insister : « Il faut écouter les habitants des quartiers populaires, ne pas ranger leur parole au placard après une pseudo concertation. »
Le problème, c’est que le privé n’a pas les moyens de se substituer éternellement aux pouvoirs publics. Pour raison budgétaire, cette année, et pour la première fois, le service promotion des habitants de la Fondation Abbé Pierre a été obligé de réduire l’enveloppe de son soutien…
Jean-François Poupelin
Article publié dans un supplément « très spécial » inséré dans le Ravi n°152, daté juin 2017
1. Dont la Tchatche, l’association qui édite le Ravi pour son projet de journalisme participatif. Pour en savoir plus sur les projets soutenus par la Fap : https://openagenda.com/croisons-le-faire