Les mauvais génies de la ville intelligente
« Une planète plus intelligente n’est pas une métaphore, une vision ou une proposition, c’est une réalité […] Bienvenue dans la décennie du smart », déclame la voix off d’une vidéo promotionnelle d’IBM (1) datant de 2011. Six ans plus tard, en Paca, le « smart » a la cote. En urbanisme, les projets estampillés « smart city » se multiplient. De l’éco-quartier marseillais « Smartseille » au bâtiment « Smart City Innovation Center » de Nice en passant par la marque « Tool-on, Toulon Smart-City », les faiseurs de com’ de l’intelligence urbaine mettent le « smart » à toutes les sauces.
Selon Julien Damon et Thierry Paquot (2), pour une ville, « être smart, c’est recourir à un réseau toujours plus puissant d’infrastructures et de services numériques ». Exemple à Toulon avec Sandrine Murcia, directrice générale de Connecthings : « En 2015, nous avons équipé les arrêts de bus d’étiquettes sans contact. Elles permettent aux usagers d’accéder aux informations sur les transports en temps réel à partir de leur téléphone portable. » Mais la ville « smart » n’est pas seulement interactive. Bardée de capteurs, de réseaux et de centres de données, elle est aussi intelligente, connectée et durable. Avec l’aide des algorithmes, les services urbains sont optimisés et peuvent faire plus et mieux avec moins. Pour Fabien Finucci, délégué régional Marseille Provence chez Orange, la « smart city » répond ainsi à trois objectifs : « améliorer le quotidien des habitants, rendre la ville plus attractive […], faciliter le fonctionnement interne des collectivités. » Et les domaines d’application sont nombreux : transports, environnement, énergie, services administratifs.
En mode smart
Mais pour Damon et Paquot, être smart « c’est aussi être in, classe, à la mode. Or, il faut toujours se méfier un peu de la mode. Et faire attention à ne pas se payer de mots ». Un avertissement peu suivi dans la région, comme le constate Stéphane Delahaye, responsable de la formation chez Urban Prod (3) et conseiller municipal (EELV) à Martigues, délégué au numérique : « Le terme "smart city" c’est souvent de la poudre aux yeux. Ça fait moderne, ça fait bien. Sauf que quand on creuse, il y a peu de projets qui ont du sens. » Nice puis Toulon, Marseille et Aix (4) ont ainsi cédé à la mode du « smart ». « Il y a une intensification du marketing territorial. Marquer "smart" sur un programme, c’est […] attirer des financements, rapporte Félix Talvard, doctorant en sociologie de l’innovation à Mines Paris Tech. L’augmentation de la concurrence entre les villes joue beaucoup dans l’explosion des projets de villes intelligentes. »
Les géants du numérique ont anticipé et favorisé cette dynamique. « Historiquement, la smart city c’est d’abord une offre industrielle portée par des groupes comme IBM ou Cisco qui proposent des solutions clés en main aux collectivités », rappelle le chercheur. Des prestations pas toujours adaptées. Nice en a fait l’amère expérience avec un service de stationnement « intelligent ». Boudé par les utilisateurs, le joujou à 10 millions d’euros a été démantelé en 2016 après trois ans de fonctionnement.
Education populaire numérique
Après des débuts techno-béats, certaines collectivités s’approprient le sujet. A Aix-en-Provence, la ville a développé en interne son propre cahier des charges pour une application mobile de services aux habitants. « Nous avons travaillé à partir de l’usage, pas de la technologie. La techno c’est bien, mais ça reste un moyen », commente Stéphane Paoli, adjoint au maire (LR), en charge du numérique.
Mais « il y a des villes qui n’ont pas une connaissance suffisamment fine du digital pour porter un vrai projet, pas trop cher et sur mesure », note l’élu aixois. Des cibles de choix pour les VRP de la transformation numérique. « Orange est force de proposition […] Nous pouvons parfois être sous une forme d’évangélisation quand les collectivités se grattent la tête, lâche Fabien Finucci. Les petites communes seront aussi concernées car toutes vont y venir. Et nous serons là en accompagnement, en fonction des priorités de la mairie. »
Face à cette injonction au « smart », Stéphane Delahaye plaide en faveur d’une « éducation populaire au numérique pour former des citoyens éclairés qui se posent les bonnes questions. Car faire de la "smart city" en pensant que c’est la ville qui est intelligente, c’est idiot ! En fait, ce sont les gens qui sont intelligents. Il suffirait de les associer en amont et nous aurions une vraie ville connectée qui a du sens ». L’implication des citoyens dans la vie de la cité numérique reste donc à développer pour faire de l’intelligence urbaine une intelligence collective.
Clément Champiat
1. L’entreprise, qui travaille notamment avec la métropole Nice Côte d’Azur, n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
2. Auteurs de Les 100 mots de la ville, PUF, 2014.
3. Association d’éducation aux pratiques numériques.
4. Les élus en charge du sujet à Toulon et Marseille n’ont pas répondu aux sollicitations du Ravi.
Enquête publiée dans le Ravi n°147, daté janvier 2017