« Les gens sont plus grands que leur travail »
Que faites-vous ?
Je travaille dans un cabinet que les élus du personnel, via le CHSCT (1), peuvent solliciter – soit suite à des accidents, soit dans le cadre d’une réorganisation, d’un déménagement… – pour réaliser un diagnostic sur les risques, tant corporels que psycho-sociaux.
Quelle différence avec l’inspection du travail ?
L’inspection est là pour s’assurer du respect des dispositions légales mais, si elle peut faire des contrôles inopinés, elle n’a ni le temps ni les moyens dont nous disposons. On a entre 45 et 90 jours pour observer, enquêter… Il y a peu, dans une entreprise d’un millier de salariés, on en a interrogé une centaine.
Qu’est-ce qu’il en ressort ?
Si, longtemps, la sociologie a ignoré, comme objet d’étude, le travail en tant que tel, ce qui s’y passe a des répercussions non seulement sur la santé des travailleurs mais aussi sur la société tout entière. Explosion des arrêts maladie, de l’absentéisme, suicides… Aujourd’hui, on parle de souffrance au travail, de risques psycho-sociaux, de burn-out, d’épuisement professionnel. Derrière, ce qui ressort, c’est que les hommes sont trop grands pour le travail qu’on leur donne.
Que voulez-vous dire ?
Distinguons emploi, travail et activité. L’emploi, c’est le salaire, les horaires, le contrat… Le travail, c’est la prescription de l’employeur, ce qu’on vous demande de faire. Et l’activité, c’est ce que vous faites concrètement. Et ce que vous voudriez faire mais que vous ne pouvez pas. Et c’est la tension entre les trois qui pose problème. Comme me le disait un urgentiste : « Je veux bien mourir à 40 ans d’épuisement. Mais continuer à tuer des gens alors que je sais comment les sauver, non. » (2) Ce n’est donc pas tant la charge ou l’intensité du travail qui pose problème que les manières de faire. Aujourd’hui, les gens ont tellement perdu la main sur leur travail qu’ils sont obligés de faire de la merde et ça leur est insupportable.
Des exemples ?
Quand une personne se suicide pour raison professionnelle, ce qu’elle met en avant, c’est rarement les questions de salaire mais plutôt la dégradation de la qualité du travail. Même dans les tâches les plus déqualifiées, comme la sécurité, il y a de la part des salariés une attention au travail bien fait. Je me souviens encore des débats enflammés entre des intérimaires à la chaîne sur la bonne manière de poser un joint ! L’exemple le plus parlant, ce sont les Fralib, des travailleurs qui se sont battus non seulement pour garder leur emploi mais aussi pour produire à nouveau de la qualité. Il faut donc redonner la main aux travailleurs sur leur travail. Cela va au-delà du salaire, des conditions de travail. Sauf qu’aujourd’hui, tout le monde parle d’emploi mais plus personne de travail.
C’est-à-dire ?
Avant la 1ère guerre mondiale, il y avait, de la part des syndicats, une réflexion sur l’organisation du travail. Une réflexion qui, peu à peu, a disparu, au profit, après 1945, d’une répartition des tâches entre, d’un côté, l’Etat, qui, par la loi, a encadré le travail et, de l’autre, les entreprises à qui l’on a laissé l’organisation du travail. Toutefois, sous l’influence du modèle anglo-saxon, avec la massification du chômage, l’Etat s’avérant incapable d’assurer le niveau de l’emploi, celui-ci a été progressivement abandonné au marché et le contrat de travail, auparavant encadré par la loi et le droit, est devenu un simple contrat de droit privé entre deux parties libres qui peuvent de plus en plus faire ce qu’elles veulent.
D’où la loi El-Khomri…
Oui. Mais ce n’est pas le seul problème. Quand on propose, même à titre expérimental, de redonner la main aux travailleurs sur leur travail, il y a de vrais blocages à surmonter. A la direction, si elle a encore une attention au produit – et non au seul résultat financier – vous pouvez jouer sur le fait que cela va améliorer la performance. Et, aux syndicats, face à ce qui pourrait apparaître comme du zèle, il faut mettre en avant le fait que cela va les renforcer dans le rapport de force.
In fine, est-il paradoxal de voir des gens souffrir au travail et d’autres de ne pas en avoir tandis que certains se disent heureux d’être au chômage ?
Tout est affaire d’équilibre. Quelles que soit les conditions salariales, un travail où l’on est réduit à un seul geste est insupportable. A contrario, on peut s’épanouir dans une activité tout en étant extrêmement précaire. Même s’il faut se méfier des réponses trop individuelles, c’est à chacun de dire s’il est heureux ou non. Mais, alors que dans le contexte actuel, il faudrait penser d’autres modes d’organisation, de coordination, on en est encore à l’année zéro.
Entretien réalisé par Sébastien Boistel
1. Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail n’existant que dans les entreprises de plus de 50 salariés.
2. « La parole au travail », une série documentaire à retrouver sur Radio Grenouille