La liberté au bout du crayon
Ce dernier samedi de septembre, les dessinateurs de presse ont remplacé les joueurs de pétanque sur le boulodrome de l’Estaque, à Marseille, encerclé de grilles pour l’occasion. « D’habitude le festival occupe la rue, mais cette année, pour des raisons de sécurité, on nous a parqués là », se résigne Fathy Bourayou, dessinateur de presse (et du Ravi !), le père fondateur du Fidep, Festival international du dessin de presse, de la caricature et de la satire dont c’est la 8ème édition. Plus d’une cinquantaine de caricaturistes du monde entier y sont exposés dont certains présents sur place.
Cette année, les gilets jaunes et les gilets oranges de ceux qui sauvent des migrants en mer Méditerranée sont à l’honneur. « Les uns se battent pour sauver des emplois et les autres pour sauver des vies… C’est la liberté d’expression et la dignité humaine que l’on a voulu mettre en avant », explique Fathy. Deux thématiques qui sont chères au cœur de ce fervent défenseur des libertés. Co-créateur du Jeune Indépendant en 1988, premier journal indépendant algérien, menacé de mort, il a dû fuir son pays dans les années 90. Le prix de la liberté, il ne le connaît que trop. C’est pour cette raison qu’il a créé le festival pour rendre hommage à ceux qui, malgré les menaces, ne lâchent pas le crayon. Parfois au péril de leur vie, comme ceux de Charlie.
Censure et emprisonnement
Pour Fathy, l’Estaque c’est Honoré Daumier, Paul Cézanne et Robert Guédiguian (parrain du Fidep). C’est aussi l’ouverture sur la Méditerranée que surplombe le boulodrome. Un lieu de vie emblématique des quartiers Nord de Marseille, où pendant une semaine les habitants hébergent les dessinateurs venus de différents pays. « Ici le vivre ensemble n’est pas seulement dans les discours », souligne Fathy. Les caricaturistes participent aussi tout au long de la semaine à des ateliers en milieu scolaire. « Quand on ramène un artiste syrien dans un lycée technique, il est le meilleur témoin de la réalité de son pays, explique le dessinateur. Et c’est primordial que les jeunes apprennent à lire une caricature, afin qu’il n’y ait plus de frères Kouachi. » L’an prochain, le Fidep envisage des interventions en prison auprès de jeunes radicalisés.
Cette année l’accent est mis sur le dessin de presse dans le monde arabe, victime d’une double censure, politique et religieuse. Une fois de plus, la tunisienne Nadia Khiari, alias Willis from Tunis, est fidèle au poste. Elle vient à l’Estaque depuis la première édition. « J’adore ce festival parce qu’on est en contact avec les gens, souligne celle dont les chats politiquement incorrects décryptent l’actualité tunisienne et française. Ils ne viennent pas juste pour qu’on fasse leur caricature. On est dans les quartiers Nord avec une forte population maghrébine et souvent des petits jeunes passent par hasard le matin puis ramènent la famille l’après-midi. Ils veulent qu’on leur parle de ce qui se passe réellement au pays. »
Devenue dessinatrice de presse avec la révolution, c’est grâce aux réseaux sociaux que Nadia s’est faite connaître. Désormais, elle collabore à Siné mensuel, Siné Madame, ou Courrier International. « Entre 2012 et 2015, lorsque les islamistes étaient au pouvoir, c’était très chaud pour les intellectuels, ils voulaient nos têtes ! Mais on ne s’est pas laissé faire. On ne s’est pas débarrassé d’un dictateur pour en avoir d’autres », affirme la dessinatrice, inquiète avec les élections en Tunisie, de voir les conservateurs revenir en force. « Aujourd’hui ce ne sont plus les militaires ou le pouvoir qui censurent mais les gens », regrette-t-elle
Parfois, comme en Palestine, la censure est triple. Il y a à la fois celle de l’occupant israélien, mais aussi de l’autorité palestinienne et celle de la religion. Les dessins très noirs mais aussi très graphiques et poétiques de Mohammad Saba’aneh en témoignent. Comme c’est souvent le cas pour les artistes de pays en tension, il n’a pas obtenu son visa et n’a pas pu participer cette année au Fidep. Dans sa page « la grande bleue », le Ravi lui avait consacré un article en septembre 2015. Régulièrement menacé et même emprisonné dans le désert du Negev, il se confiait : « Si tu as besoin de te demander ce que tu dois dessiner, alors, dans le monde arabe, tu ne peux pas être dessinateur. Je ne me pose pas cette question. » Et de poursuivre : « Quand on ne partage pas une langue, le dessin est le meilleur moyen de faire comprendre au monde ce qui se passe ici. »
Traits précaires
Un crayon est emprisonné dans une cage. Recep Tayyip Erdoğan à droite du dessin tient la clef dans sa main. Une exposition est dédiée au dessinateur turc Musa Kart emprisonné pour avoir critiqué son président. En Iran, on risque la geôle mais aussi le fouet lorsqu’on dessine le mollah. Le dessinateur Shahrokh Heidari a lui-même été menacé, il a préféré fuir et vit désormais à Reims. « J’ai tout perdu, mais maintenant je peux dessiner le mollah librement », ironise-t-il.
Ali Hamra, dessinateur syrien était là toute la semaine, nous l’avons raté de peu, il a dû filer vers un autre festival. Il a vu tous ses collègues caricaturistes et journalistes torturés à mort. Lui aussi a décidé de quitter son pays en 2012, avec deux sacs et ses crayons. Nous lui avons consacré une interview dans le Ravi de janvier. Inquiet sur la situation du dessin de presse en France, il trouve que depuis les attentats de Charlie Hebdo, la caricature disparaît peu à peu des journaux : « Quand on arrête de dessiner, on envoie un signal fort aux terroristes. Il faut continuer, débattre et pratiquer notre métier, plus fort qu’avant pour garder les valeurs qu’il véhicule. »
On l’a vu en 2015, la censure existe aussi de notre côté de la Méditerranée. Au quotidien, elle s’exerce surtout au porte-monnaie. « La précarité c’est un moyen efficace de pression, souligne Kap, caricaturiste catalan, originaire de Barcelone. Les dessinateurs les moins critiques sont ceux qui bossent le plus. » En Espagne, explique-t-il, n’y a pas une véritable tradition de la presse satirique comme en France : la caricature est souvent reléguée à la page divertissement. Ici, les dessinateurs de presse – sauf exception – sont la plupart du temps payés en droits d’auteur. Ce qui n’ouvre aucun droit au chômage et une future retraite qui promet peu des lendemains qui chantent… Charmag – peut-être parce qu’il bosse souvent pour le Ravi ! – le confirme : beaucoup d’heures travaillées et pas mal de stress pour des clopinettes ! Ancien salarié dans la restauration collective, il a choisi de se consacrer uniquement au dessin et a réussi à se faire un réseau. Il ne regrette rien et pour cause : « Un des privilèges de ce boulot c’est de pouvoir ouvrir sa gueule. On se drogue à ça ! »