Le réveil de la 49ème Wilaya
« Je suis là pour ma petite fille ! Elle ne connaît l’Algérie que pour les vacances, mais il faut qu’elle voie que là-bas comme ici on descend dans la rue. » En ce dimanche (1) ensoleillé de mars, Asma, la soixantaine, a rejoint le rassemblement des Algériens de Marseille, Porte d’Aix. Elle est venue avec les femmes de la famille, sa fille et sa petite fille. Cette dernière, une douzaine d’années, un drapeau vert, blanc, rouge sur les épaules, scande les slogans de la foule : « Silmia !Silmia ! Pacifique ! Pacifique ! »
Depuis le 22 février, chaque vendredi, en Algérie, le peuple descend dans la rue pour protester contre le 5ème mandat du président Abdelaziz Bouteflika, 81 ans qui depuis son accident vasculaire cérébral en 2013, est incapable de gouverner. Il n’avait déjà pas participé à sa réélection en 2014. Depuis début mars, à Marseille, que l’on surnomme « la 49ème Wilaya » (département en arabe), où vivent environ 300 000 (franco) algériens, on manifeste aussi son hostilité à un président fantôme. Ici comme là-bas, les rassemblements se veulent non-violents, et depuis le début, le souhait est respecté.
En un mois, la pression du peuple algérien a fait évoluer les choses, Bouteflika ne se présente plus. Mais les élections ont été repoussées et s’il est censé quitter la présidence le 28 avril, le peuple algérien a des doutes et reste mobilisé. Au moment où nous bouclons cet article, le chef d’état-major de l’armée, proche de la présidence, vient de retourner sa veste et appelle à la démission de Bouteflika ou à l’activation de l’article 102 de la Constitution qui prévoit l’empêchement du chef de l’État « pour cause de maladie grave et durable ». Ce n’est pas seulement de leur président dont les Algériens veulent se débarrasser, mais de tout un système corrompu.
PACIFIQUES, SOLIDAIRES ET FIERS
À Marseille, la mobilisation ne faiblit pas entre la Porte d’Aix et le Vieux-Port, ils seraient entre 1500 et 2000 à assurer leur présence chaque dimanche. L’ambiance est festive et rythmée par des slogans : « Bouteflika dégage ! Tout le système dégage !» le tout filmé en direct par des smartphones. « Pour que là-bas ils sachent qu’on est avec eux et aussi pour alerter le monde entier », explique Ouared, la trentaine, étudiant à Marseille. Fatima, 53 ans est rentrée d’Alger depuis deux jours, elle a participé aux manifestations là-bas aussi et parle « d’un véritable réveil citoyen ». Pour elle, venir chaque dimanche en soutien « c’est une fierté ». Car si elle a la double nationalité, en ce moment ses pensées sont à 750 km, de l’autre côté de la Méditerranée.
Ce sursaut, Djamila, étudiante en communication, la trentaine ne l’attendait plus : « A chaque fois que je me rends en Algérie, je trouve que la situation empire et que les gens sont blasés. Il était temps ! » Lors de son voyage, l’été dernier, elle a pu constater l’état « désastreux » des hôpitaux, alors que le président lui, se fait soigner en Suisse… « Malgré tout, le soulèvement a été “amorcé” ces dernières années par pas mal d’artistes comme le chanteur Ouled El Bahdja ou le youtubeur DZ Jocker actifs sur les réseaux sociaux », souligne la jeune femme. Ce qui l’a surprise, c’est la nature du mouvement « pacifique et écologique » et le fait que le citoyen se réapproprie l’espace public.
« Merci Boutef, tu nous as rendu service. Nous sommes devenus un peuple uni et libre. Dégage ! » Deux feuilles A4 collées, chaque semaine, Ali, oranais de 67 ans se fabrique une nouvelle pancarte : « Dimanche dernier, j’avais symbolisé par un dessin le formatage du système de 1962 à 2019. » Ali vient depuis le début des rassemblements. « Pour moi ce n’est pas un soulèvement mais une révolution pacifique. Il ne faut pas casser ça ! », poursuit le grand-père retraité qui est venu seul aujourd’hui. Le pouvoir en place brandit la menace islamiste pour justifier son maintien. « Mais le peuple algérien n’a plus peur ! C’est du passé tout ça ! », conclut Ali.
« ON N’A PLUS PEUR »
Mohamed, 28 ans, est venu avec deux amis. Il sont arrivés à Marseille il y a deux ans par bateau, comme de nombreux autres ces dernières années (Cf « Accueille-moi si tu peux », le Ravi n°160). On les trouve rarement dans des manifestations, souvent sans-papiers, ils se font d’habitude plus discrets. Pour Mohamed c’est important d’être là, de partager à distance les vibrations d’un pays qu’il a dû quitter. « C’était dur au bled, c’est difficile ici aussi. Mais une fois que le pays sera libre, on y retournera », sourit-il.
« Le casse du siècle », annonce la pancarte colorée de Youssef, 30 ans. Dessinée par son cousin, elle représente le clan Bouteflika tenant à bout de bras le portrait du président. Il est venu d’Avignon où il est ingénieur en informatique, c’est son premier rassemblement : « Le casse du siècle, c’est pour les milliards qui ont été volés au peuple. Toute cette corruption nous concerne directement. Avec les ressources que l’on détient, on pourrait vivre mieux que d’autres pays d’Orient. On a aussi de nombreuses richesses intellectuelles qui fuient à l’étranger. »
« Ce soulèvement algérien est le résultat de la convergence des luttes. Mais jusqu’ici il y a toujours eu des rassemblements en Algérie, dont les plus populaires sont ceux de la coordination pour les droits des chômeurs [Un jeune sur quatre est au chômage. Ndlr] qui pouvait drainer plus de 50 000 personnes dans des manifestations interdites », explique Aziz Bensadek, du collectif pour une alternative démocratique et sociale en Algérie, à l’origine des rassemblements marseillais et d’une série de débats sur la question. Il explique que ces dernières années, les stades de foot sont devenus de véritables exutoires. Les matches sont d’ailleurs retransmis à la télé algérienne sans le son ! « Et en janvier, on s’est dit qu’ils n’allaient quand même pas faire l’erreur de remettre “La Charrette” (surnom donné à Bouteflika) aux élections, et si ! », poursuit-il. Le collectif organise aussi des débats autour de ce soulèvement, et souhaite interpeller la population. « Maintenant, il faut aussi porter une parole, que les gens sachent pourquoi nous sommes là chaque dimanche, souligne-t-il. Nous allons distribuer des tracts aux passants. L’Algérie a besoin de la solidarité de l’opinion publique. »
L’été dernier nous consacrions un dossier spécial à l’Algérie « si loin, si proche » (le Ravi n°164). Il était teinté de gris, des difficultés à se faire entendre et des désillusions croisées de ceux qui arrivent et de ceux qui repartent… L’un de nos correspondants à Alger concluait son article sur Bouteflika par « [il] est et restera le président de l’Algérie. Il a un mandat à vie. A mort. C’est son destin. Cruel pour l’Algérie et sa jeunesse ». Neuf mois après rien n’est moins sûr… « En tout cas, maintenant, l’espoir est là », conclut Ouared.
1. Nous avons assisté à deux rassemblements, le 3 (Porte d’Aix) et le 24 mars (Vieux-Port).
Samantha Rouchard
Du saucisson et du pain
Le cachir, saucisson halal à base de bœuf ou de volaille, spécialité algérienne, est devenu un symbole politique brandi ou jeté dans les manifestations en Algérie. C’est l’arme fatale du clan Bouteflika pour rallier le peuple à sa cause. En 2014 déjà, pour attirer les Algériens dans ses meetings, les organisateurs offraient des sandwiches au cachir ainsi qu’une petite somme d’argent. Ils ont remis ça en janvier dernier… La goûte d’eau qui a fait déborder le vase ! Mais « le temps du cachir est terminé » affichent les pancartes des manifestants. Depuis les manifestations, les publicités sur ce saucisson ont disparu de la télé algérienne. Et comme on n’achète pas les Marseillais avec du saucisson, le consulat a tenté d’approcher certains membres de la communauté pour une manifestation pro Bouteflika à Paris, sans grand succès. Certaines associations de la région auraient aussi reçu des coups de fil pour leur proposer locaux et subventions…
S. R.
Article publié dans le Ravi 172 daté d’Avril 2019.