Le retour des fortifications romaines
Le délit de solidarité n’avait jamais vraiment disparu, mais il fait un retour en force ! Le 23 novembre, au tribunal de grande instance de Nice, Cédric Herrou, agriculteur bio de la vallée de la Roya, dans l’arrière pays Niçois, et Pierre-Alain Mannoni, universitaire, devraient être jugés pour aide au séjour irrégulier d’étrangers. Leur faute : avoir porté assistance à des migrants mineurs…
Tout à son projet de reconstruire le limes romain, les fortifications de l’empire, sur ses frontières méditerranéennes et orientales, l’Union européenne, qu’on a connue plus à cheval sur le respect des droits humains, regarde ailleurs. Dans la plus grande discrétion, elle a lancé, le 6 octobre, son agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Elle aura la charge du contrôle et de la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen, en lieu et place de Frontex, créée il y à 12 ans. Les associations d’aide aux migrants ont toujours dénoncé les multiples exactions de cette dernière : non respect des droits fondamentaux, violations des droits humains, morts et refoulements d’embarcations vers leurs pays de départ. Alors qu’il fait campagne depuis plusieurs mois pour un « Frontexit », le conseil européen, qui rassemble les chefs d’état ou de gouvernement et définit les priorités et orientations politiques de l’UE, décide plutôt de renforcer son agence en moyens humains et financiers, mais aussi ses tâches et son autonomie. « En France, l’équivalent de cette police militaire anti-immigrés, c’est Vichy », martèle Jean-Pierre Cavalier, délégué régional de la Cimade, association de défense des droits des étrangers.
« Suite à la crise migratoire aiguë du printemps 2015, l’UE s’est dotée d’outils nouveaux pour sauver des vies et sécuriser ses frontières, tempère Alain Dumort, le chef de la représentation régionale de la commission européenne à Marseille. Il s’agit de solidarité et de responsabilité envers ses membres particulièrement touchés. Face à la stratégie (sic), la tragédie, les missions de Frontex évoluent. » Mais de regretter aussi : « Là où le bas blesse, c’est le peu d’enthousiasme pour l’accueil des migrants de la part des Etats membres (1). Mais la solidarité n’est pas réglementaire. » C’est bien le seul domaine dans l’UE !
« Ce discours humanitaire cherche à cacher une politique sécuritaire, dénonce Sara Casella Colombeau, politologue spécialiste des politiques d’immigration. Malgré la modification de Frontex, la demande d’asile est toujours un problème pour l’Europe. Elle est prête à poursuivre une politique qui mène à la mort des milliers de personnes. » Membre du réseau de militants et de chercheurs Migreurope, elle poursuit : « Frontex, qui participe à la création de frontières symboliques de l’UE, s’inscrit dans la continuité de la politique migratoire de l’Europe instituée dès les années 80 par les accords de Schengen, puis par le processus de Barcelone : le traitement sécuritaire du problème des migrants. Comme au niveau des états membres, ils sont la cause de la criminalité et de l’insécurité. »
« A partir de 2005, l’immigration devient même le premier pilier de l’Europe, devant le chômage et le climat », complète Jean-Pierre Cavalier. Une obsession qui a permis l’érection de murs aux frontières (en Espagne, puis en Bulgarie, en Hongrie, en Autriche…), la création de « hot spots » et la délocalisation par l’UE, sous l’impulsion de l’Autriche (encore) de Jörg Haider, le leader du parti d’extrême droite FPO, du contrôle de ses frontières en Algérie, au Maroc, en Libye ou plus récemment en Turquie. De riantes démocraties où se sont multipliés camps informels et exactions.
Membre du collectif « migrants 06 », Teresa Maffeis assure voir apparaître des fissures dans la muraille de Chine européenne. Aux côté des migrants qui passent la frontière italienne depuis le printemps 2015, elle voit « les chasses à l’homme » dans les trains ou dans la vallée de la Roja, le refus de l’Etat français de prendre en charge les mineurs migrants. Egalement des morts. Mais aussi de plus en plus de solidarité : « Je reçois 20 à 30 coups de fil par jour de gens qui veulent donner quelque chose, il y en a beaucoup qui aident les réfugiés à passer la frontière, ou qui les hébergent », se réjouit la fondatrice de l’association pour la démocratie à Nice. Et de promettre : « Si le 23 il y a des condamnations, ça va péter ! » Mais méfi, en décembre 2015, une militante niçoise de 72 ans a été condamnée à 1500 euros d’amende pour délit de solidarité. La France et l’Europe traquent aussi leurs propres citoyens…
Jean-François Poupelin
Enquête publiée dans le Ravi n°145, daté novembre 2016