le Ravi, bras levés, genoux sciés
Il était là avant lou conse, là avant le maire du village. Dans la crèche prouvença, le ravi est un des personnages fondateurs. Il accueille l’enfant Jésus avec un cœur simple, émerveillé. Il lève les bras au ciel en extase devant la naissance du sauveur. Un siècle et demi plus tard, le santon ravi se vend toujours à des milliers d’exemplaires, même si certains sont fabriqués en Tunisie ou en Chine. Un siècle et demi plus tard, son alter ego de papier a encore les bras en l’air, mais les genoux sciés. Et se demande si ce n’est pas bientôt son enterrement qu’on va célébrer. De papier ou d’argile, le ravi a les mêmes défauts : béat, gentil, naïf peut-être, un peu « trop bon trop con » en tous cas. Il ne cherche pas à se faire mousser, ne la ramène pas dans une région où l’on magnifie pourtant le fort en gueule. Il a tort : il ne montre pas assez sa qualité intérieure. Celle d’avoir l’élan, l’émerveillement, la joie simple, face à un monde matérialiste et désabusé. Le village se moque du ravi mais ne peut pourtant pas se passer de lui.
Face au conse, le ravi ne se réfugie pas dans sa tour d’ivoire. Contrairement à d’autres personnages de la crèche, il ne maugrée pas dans sa barbe, ne se réfugie pas dans un dénigrement stérile. Il va à la rencontre, interroge, questionne, remet en cause, y compris ses propres opinions. On lui reproche d’être trop négatif ? Il se force à écrire aussi sur ce qui va, même si son métier de porteur (de nouvelles) est « de mettre la plume dans la plaie ». On lui reproche de ne s’intéresser qu’au conse ? Il regarde autour de lui dans les fermes, les entreprises, chez l’ouvrier, le sans-abri (d’aucuns diraient le malandrin, mais pas lui, non). La population du village l’applaudit. Enfin, une partie de la population. Ces villageois-là disent que le ravi parle de choses dont ne parle pas le crieur de nouvelles. Qu’il voit plus loin, plus fort, différemment au moins. Et qu’on a besoin de lui. Et qu’on va le regretter.
En se cotisant chacun un peu, ces villageois pourraient à eux seuls faire vivre le naïf. Mais ils pensent que sa quête sera encore plus belle si elle se réalise dans la douleur, comme celle de l’enfant Jésus, l’aide de Dieu en moins. Dans la crèche prouvença, l’aveugle recouvre la vue devant l’étable du divin enfant. Le ravi, lui, ne gagne rien à l’avènement du Christ. Il pourrait baisser les bras et piquer dans la caisse des rois mages, qui surgissent richement chargés, vêtus d’hermine. Après tout, ces gens sont des estrangiés, pas de son village, de sa région ni même de son pays (l’Europe, il n’en parle même pas, il ne sait pas trop ce que c’est). Et puis il regarde autour de lui et il voit la bohémienne, se rappelle que sa terre a toujours été d’accueil, que sa famille aussi n’a pas toujours vécu ici, qu’il se renierait s’il devait céder au syndrome du « dernier arrivé ferme la porte derrière lui ». Il sourit de plus belle et garde les bras bien haut.
Dans la crèche du ravi, il n’y a pas de trésor à braquer. Les rois mages font régulièrement des petits dons, mais ça ne suffit pas pour faire vivre les bêtes de somme qui chauffent le foin en attendant le sauveur. Pendant quelques temps, le conse a accepté de donner un peu d’argent public. Mais cela aussi devient de plus en plus difficile, c’est la crise mon bon monsieur, les élus n’ont plus d’argent à redistribuer, savez-vous. Et puis cet article que vous avez fait sur le beau-frère engagé comme cantonnier, était-ce vraiment nécessaire d’être aussi méchant ?? Le ravi garde les bras en l’air. Non parce qu’il penserait qu’on le menace, mais parce qu’il n’abandonne pas. Parce qu’il pense qu’une information transparente, indépendante et impertinente continue d’exister, en dehors du marchand ou du propriétaire de l’usine qui ont racheté les feuilles de chou du village. Quand un patron de presse est un élu ou un marchand, il utilise le journal à son image, c’est regrettable mais logique, pourquoi s’en plaindre ? Ou si l’on s’en plaint, il faut trouver son journal ailleurs.
Peut-être dans ce nouveau village là, les internets, tout y est gratuit, rien n’y coûte. A peine 2 000 lecteurs payants papier contre 50 000 visiteurs mensuels sur le site web : pour 48 000 lecteurs du Ravi, l’information indépendante est un loisir, pas un métier. Passer des heures, des jours, à interviewer des gens, aller sur le terrain ? Sur ton temps libre, coco. Actualité, sois sympa : sois disponible le week-end ou le soir en semaine, quand les gosses sont couchés. Ou alors il faut financer tout ça par la pub. Mais qu’est-ce qui se passe quand on fait un article qui déplaît à un gros annonceur ?
Rester ravi. Malgré les difficultés, malgré les choix déchirants à faire. Y croire, sans pouvoir être sûr que le bébé que l’on a sous les yeux est le sauveur tant attendu. Le ravi d’argile n’a qu’à rester comme il est pour être un best-seller. le Ravi de papier doit survivre, et renaître. Il va en toucher un mot au petit bout couché dans le foin, là. Il paraît qu’en matière de guérisons miraculeuses ou même de résurrection, il en connaît un rayon….
Federic Lou Grando, maître-santonnier à Ixelles (Belgiou). Apologies to all the occitanistes out there pour l’occitan de cuisine !