Le monde merveilleux de l’économie sociale et solidaire
« L’Etat a décrété 2014 année de l’engagement associatif, que je rebaptiserais plutôt année d’hémorragie associative ! », ironise Pierre-Julien Bouniol, en charge de la com à l’Apeas (Agence pour une économie alternative et solidaire en Paca) mais surtout licencié économique (avec trois autres salariés dont le directeur) depuis peu. Alors que le Ravi découvre à peine les joies du redressement judiciaire, l’Apeas, elle, a les pieds dedans depuis dix ans !
L’ESS est composée à 80 % d’associations, et si déjà les têtes de réseaux sont dans la mouise, les petites structures qui ont les reins beaucoup moins solides sont souvent obligées de mettre la clef sous la porte. Si pourtant l’ESS capte moins de financements publics que le secteur marchand, la baisse de ces derniers et la transformation des subventions en appels d’offre – difficiles à obtenir pour des structures qui n’ont pas forcément les compétences en interne ni la surface nécessaire pour y répondre – auxquels s’ajoutent parfois les délais à rallonge des financements européens suffisent d’achever des trésoreries déjà fragiles.
S’affranchir du public
« Cette évolution pose la question du financement, du fonctionnement même des associations qui bien souvent répondent à des appels à projet touts azimuts pour essayer de maintenir leur activité et payer leurs salariés, parfois au détriment de la cohérence d’ensemble du projet associatif », note Nadine Richez-Battesti, économiste et co-directrice du Master RH économie sociale et solidaire à l’université Aix-Marseille II. « Une évolution qui va de pair avec la concurrence du privé lucratif, qui n’a pas du tout la même force de frappe, niveau moyens, communication et marketing que de petites associations », conclut l’économiste que la loi Hamon sur l’ESS votée en juillet dernier interroge. Car si elle a le mérite de baliser un secteur assez flou jusque-là, elle élargit dans le même temps le champ de l’ESS à des sociétés privées et lucratives pouvant remplir des missions sociales (décrets prévus pour janvier).
Certains acteurs y voient une concurrence accrue et une perversion de l’ESS façon « greenwashing ». Au contraire, Michèle Trégan, conseillère régionale PS déléguée à l’économie sociale et solidaire, interprète cet élargissement comme l’occasion de mieux peser dans la balance : « D’avoir plus d’exigences vis-à-vis de la gouvernance et d’accroître la professionnalisation de ce secteur. Avec cette loi, l’ESS change enfin d’échelle ! »
Quant à l’autofinancement, il permet rarement de boucler les comptes en fin d’année. « On a du mal à parler rentabilité et argent dans l’ESS, même quand des initiatives ont une vocation commerciale, on ne parvient pas à l’assumer, constate Pierre-Julien Bouniol. Et le discours ambiant c’est "les institutions ne nous aident plus, c’est leur faute". Que la redistribution serve à l’ESS c’est très bien, mais dans quelle mesure peut-on créer un modèle de société sans s’émanciper au minimum des financements publics ? »
Se préoccuper de l’humain
Le secteur a bien du mal à affronter ses propres contradictions… « Placer l’humain au centre des préoccupations », c’est ce que prône l’ESS. Dans la pratique salariale, c’est plus compliqué… Le « Tiers secteur », comme on la nomme aussi, représente 10 % des emplois en Paca, un chiffre tout relatif quand on constate le nombre d’emplois précaires. Mais en même temps, les petites structures ont-elles d’autres choix que les contrats aidés, financés en grande partie par l’Etat pour survivre ?
Des travailleurs militants, des salariés multi-casquettes qui ne comptent pas leurs heures, un « bénévolat contraint », ce qui ne veut pas forcément dire subi mais qui à la longue épuise… Pendant plusieurs années, Sophie Bovéro, fondatrice en 2008 (partie depuis) de Solid’Arles (épicerie solidaire à Arles) a travaillé l’équivalent de deux temps pleins : « Parce que je le voulais bien, attention ! On part du principe que les gens qui bossent là sont réunis autour d’un projet commun. Et sous couvert de valeurs, on va se bousiller la santé et s’asseoir sur un tas de choses. On est dans une logique où l’on a du mal à pointer les désaccords. Pourtant pour le modèle et pour le projet c’est important de se les dire. »
Un paradoxe que tente d’éclairer Nadine Richez-Battesti : « La difficulté de la relation salariale est la contrepartie d’une dominante du bénévolat historique au sein des associations donc d’un travail gratuit qui n’est pas sans interroger les pratiques actuelles. » Et de rajouter que la démocratie si elle fait partie des principes de l’ESS « n’est pas naturelle à l’homme et qu’elle s’apprend, se conquiert ».
Demander aux salariés licenciés de renoncer à leurs droits, proposer à certains de démissionner, ou à d’autres de renoncer à des jours de RTT en échange de bons cadeaux… : la frontière entre l’ESS et des pratiques dignes du privé est parfois mince. Pierre Julien, pour qui le licenciement ne s’est pas fait sans remous se dit « désillusionné » : « Il y a une forme de violence mais toujours sous couvert de valeurs. On nous parle de l’intérêt général, mais si on y pense bien, l’austérité aussi c’est l’intérêt général… »
Samantha Rouchard