Le « chanvrement », c’est maintenant ?
Le saviez-vous ? L’acronyme qui sert de nom à notre région signifie en polynésien « cannabis ». Comment s’étonner alors que sur la Canebière aient pu être distribuées des graines de chanvre pour fêter l’appel du « 18 joint » ? Et ce, juste après l’opération coup de poing à la cité de la Castellane où a été interpellé, entre autres (avant d’être mis hors de cause), le chauffeur de Samia Ghali, la sénatrice-maire PS des quartiers Nord ! En tête (surtout chez les ados) de la consommation de cannabis, notre région est à la fois celle des opérations médiatico-policières les plus spectaculaires de « guerre à la drogue » et celle où règne sinon tolérance, du moins indifférence.
Fin 2014, le think tank Terra Nova met en avant la situation dans les cités marseillaises pour appuyer son plaidoyer en faveur non d’une simple dépénalisation mais carrément d’une légalisation encadrée par l’Etat. Car, pour Romain Perez, responsable « économie et finance » du laboratoire d’idées « le problème, c’est que si le cannabis est si peu cher, c’est parce qu’il est "duty free". Avec une légalisation encadrée par l’Etat, on éviterait à la police et à la justice de dépenser leur énergie dans une lutte qui a prouvé son inefficacité et on pourrait récolter 1,5 milliards d’euros. De quoi appuyer une politique en faveur des quartiers. Et de la prévention. En attendant, la criminalité n’est que le produit de la clandestinité. »
Un discours inaudible ici, notamment pour la droite azuréenne. Soupir d’Anne-Yvonne Le Dain, députée (PS) de l’Hérault à l’origine d’un rapport prônant la dépénalisation : « Je n’ai eu sur cette question aucun contact avec des élus de Paca. » A part le coauteur du rapport, un député corse de droite adepte, lui, d’une simple « contraventionnalisation » de l’usage. Favorable à la mise en place de « salles de shoot », le monsieur « santé » de Marseille, Patrick Padovani (Républicain), ne cache pas son hostilité au tout répressif (lire article pages 10 et 11). Tout comme le docteur Michèle Rubirola, conseillère générale écologiste des Bouches-du-Rhône : « La prohibition ne sert à rien. Dépénaliser ne réglera pas la question du marché noir. Alors, autant légaliser. Avec, pourquoi pas, une production régionale et des "maisons vertes" qui permettraient d’allier une consommation encadrée et une politique de prévention efficace. »
Prohibition et surenchère
Côté police, le silence est d’or. Et, à la CGT Police, si le secrétaire national ne serait pas contre « se recentrer sur des missions plus utiles », son représentant local, Louis Natale, le secrétaire fédéral en Paca, y est opposé : « Vu les gens qu’on interpelle, c’est tout sauf une drogue douce, s’étrangle ce CRS. Si on légalise, ça ne changera rien au trafic. Ce n’est pas parce que le tabac est légal qu’il n’y a pas de vente de cigarettes à la sauvette. »
Direction la cité Air Bel à Marseille. Ce matin-là, est organisé, au centre social, un débat intitulé : « Banlieue, quel avenir ? » Médiateur écumant toutes les cités de France, Yazid Kherfi n’a pas d’« opinion arrêtée » sur le cannabis. « Si on légalise pour régler les problèmes de trafic, ceux qui sont ancrés dans la délinquance risquent de basculer dans des formes plus dures, redoute cet ancien braqueur devenu consultant en prévention urbaine. Mais c’est positif qu’un ancien ministre de l’Intérieur, Daniel Vaillant, lance le débat. Car, pour l’instant, c’est une question taboue. Tout simplement parce que ça arrange tout le monde. Même s’il ne faut pas fantasmer : les gros trafiquants, ce n’est pas dans les cités qu’ils vivent. »
Mohammed Bensaada, de l’association « Quartiers nord, quartiers forts » ne dit pas autre chose. Voilà pourquoi il avait, en 2013, au lendemain d’une série de règlements de compte, prôné la légalisation : « La position à l’égard du cannabis est une forfaiture morale. Pourquoi cette drogue et pas les autres ? Surtout que, pendant qu’on transforme l’Europe en forteresse, les bateaux remplis de drogue continuent de débarquer sur les côtes espagnoles. S’il y a une telle hypocrisie, c’est parce qu’avec le cannabis, on achète la paix sociale dans des quartiers stigmatisés où vivent des populations considérées comme "dangereuses". Et donc méprisables. Les politiques ne s’y trompent pas. A commencer par ceux qui organisent pendant leur campagne des barbecues tenus par les têtes de réseau du coin. Un dealer, c’est un prescripteur électoral. Et parfois, un colleur d’affiches… » Et de citer en exemple le « Colorado où l’état ne sait pas quoi faire des revenus fiscaux générés par le cannabis » et l’Uruguay où, dit-il, « les violences ont diminué de façon spectaculaire. Alors qu’avec la prohibition, pour protéger son territoire, la surenchère armée, c’est la seule solution. »
Une question toujours taboue
Sociologue spécialiste des usages et trafics, Claire Duport estime qu’il faudrait « au minimum dépénaliser l’usage, pour le cannabis mais aussi pour les autres drogues – ce sur quoi s’accordent l’ensemble des professionnels et acteurs de terrain – et, à terme, légaliser, même si au regard des conventions internationales et de l’opinion publique sur le sujet de la légalisation, cela sera compliqué. Et à condition, bien sûr, que les économies que la légalisation peut générer (par exemple sur le coût des dispositifs policiers et judiciaires actuels, et sur les bénéfices des taxes sur la vente légale de cannabis) servent à la prévention et au développement économique dans les quartiers populaires. Car, même s’il faut arrêter de croire que le cannabis génère des revenus faramineux, il ne faudrait pas laisser sur le carreau les franges les plus pauvres de la population qui vivent dans les cités. Sans quoi, si on dépénalise ou on légalise sans aucun accompagnement, ce sera une catastrophe ! »
Au sein d’Asud, même si le cannabis est loin d’être le « cœur de métier » de cette association de réduction des risques, il fait partie du « quotidien » des usagers reçus par cette structure marseillaise. « La réduction des risques, cela passe évidemment par un changement de loi, explique Julie, éducatrice. Dépénaliser, cela permettrait déjà de réduire les risques judiciaires pour les usagers. Car, même si on ne parle plus que d’amendes, vu la précarité des personnes que l’on reçoit, c’est loin d’être anodin. Et légaliser permettrait d’encadrer le produit. Ne serait-ce que d’un point de vue qualitatif. Comme pour l’alcool. Enfin, cela permettrait de faire un vrai travail d’information. Car, pour l’heure, il est difficile de dialoguer sur une question jugée taboue… »
D’ailleurs, alors que devait se tenir, fin juin, sur le Vieux Port de Marseille un rassemblement dans le cadre de la campagne « Support, don’t punish » contre la criminalisation des usagers de drogues, l’association prépare son déménagement. « Les riverains, à force de plaintes, de pétitions, ont obtenu notre expulsion, soupire sa responsable. Sans comprendre que s’il y a des usagers de drogues dans le quartier, ce n’est pas de notre fait – ils étaient là avant nous – mais parce qu’on est à côté de la gare et du centre ville. »
Pas très loin, le tenancier d’une boutique de culture en placard rêve, lui, d’une « dépénalisation qui permettrait à chacun d’avoir un ou deux pieds pour sa consommation personnelle. Vous savez, parmi nos clients, on a des mamies qui s’équipent chez nous pour éviter à leur petit-fils d’aller se fournir dans les cités. Ou ce vieux monsieur qui cultive pour sa femme atteinte d’un glaucome. Il n’y a que ça qui la soulage. »
Quant à Mathieu, de « Massilia Cannamo », il imagine la splendeur retrouvée d’une ville dont l’artère principale doit son nom à la culture du chanvre : « Si le cannabis était légalisé, ça irait mieux. A tous les niveaux ! Si ça se trouve, on fumerait moins. Et nos gosses nous demanderaient certainement pourquoi on fumait autant… » Peut-être parce que c’était interdit !
Sébastien Boistel