Latinos des champs, travailleurs exploités
Des centaines de personnes sont regroupées sous les platanes à côté des arènes de Beaucaire (30). Pas autour d’une partie de pétanque mais pour jouer au volley. Les rythmes de la musica latina résonnent : tout le monde parle espagnol et les peaux sont tannées par le soleil. Sur ce morceau de parking, un petit bout d’Amérique latine s’est reconstitué. « En Equateur, quand nous terminons le travail, nous allons au terrain pour jouer une partie et boire une bière », explique Angel, la trentaine, épaules et mâchoire bien carrées. La cancha, ce point de rendez-vous coutumier, s’organise ici tous les week-end. Et de poursuivre : « C’est notre seul moment d’allegria. Le reste de la semaine, c’est travail, travail, travail. »
Jeyson, Umberto, Viviana… Argentines, colombiennes, péruviennes, dominicaines et surtout équatoriennes, les trajectoires sont différentes mais les histoires se ressemblent souvent. Au commencement était un désir de fuir la pauvreté. Dans les années 2000, des jeunes travailleurs tentent leur chance dans les champs et le bâtiment en Espagne. Mais la crise pousse cette main d’œuvre peu qualifiée dans les bras d’entreprises prospérant sur l’optimisation salariale en Union européenne : un dumping social permis par le statut de travailleur détaché. Des sociétés de travail temporaire comme Terra Fecundis (Cf le Ravi n°138) ou Labora Terra affrètent par bus entiers des garnisons de Sud-Américains. Parfait pour les agriculteurs français en manque de main d’œuvre.
MORT DE DESHYDRATATION
Les témoignages sur des conditions de travail sordides se récoltent sans difficulté, sous réserve d’anonymat. Près d’Avignon, des récoltes de plus de douze heures dans la journée payées sans heures supplémentaires. Dans la plaine de la Crau, « des ouvriers qui dorment à même le sol sur des bâches », se souvient Alberto, « des chefs qui se conduisent comme des petits dictateurs ». « On avait interdiction de se relever pour soulager son dos pendant que l’on plante », renchérit Viviana. D’autres dénoncent des retenues sur salaire abusives pour le logement et le transport…
Maria, 18 ans, d’origine colombienne, pratique un français perfectionné par une adolescence à Avignon. Elle fait souvent l’interprète pour les liens avec les administrations. Elle raconte une souscription organisée pour payer les soins d’une travailleuse aux reins malades. L’employeur l’avait abandonnée à l’hôpital sans protection sociale. C’est la solidarité de la communauté qui a dû fonctionner à plein pour pallier la défaillance des patrons peu scrupuleux.
« Il y a déjà eu un mort avec Terra Fecundis dans une exploitation de Maillane », rappelle Viviana. C’était en 2011, au domaine des Sources, Iban Elio Granda Maldonado meurt à 33 ans de déshydratation sur le lieu de son travail. Depuis, la justice s’intéresse à Terra Fecundis. Une information judiciaire a été ouverte au TGI de Tarascon pour homicide involontaire. Mais rien n’avance. A Marseille en 2014, une enquête préliminaire a été ouverte pour « travail dissimulé en bande organisée ». Là encore, le dossier fait du sur-place.
Un autre dimanche à Beaucaire, plus personne à l’endroit de la cancha ! Le maire d’extrême droite, Julien Sanchez (RN, ex-FN) a envoyé la police municipale : il ne tolère plus le rassemblement de Latinos. Lesquels se retrouvent maintenant sur une pelouse, au bord du Rhône, au nord de Tarascon (13). Sous l’ombre des pins, la même ambiance festive et les odeurs de friture. Sifrid Ochoa est venu avec Nelly et Santiago, le bureau au complet de Latinos sin fronteras. Cet Equatorien de 49 ans, regard profond et voix calme, présente les documents administratifs de sa jeune association, un par un, pour souligner que tout est « regular ». Le but est d’organiser des cours de français pour les Latinos, d’avoir un local pour faire connaître aux travailleurs leurs droits et centraliser les offres d’emplois. Et surtout d’obtenir un lieu de rassemblement en règle pour la cancha en règle. Mais entre la barrière de la langue et des amplitudes horaires de travail importantes, obtenir un rendez-vous en mairie n’est pas évident.
PLUS DOCILES QUE LES MAGHREBINS
Arrivé en France en 2006, Sifrid dit avoir toujours eu « la suerte ». La chance de tomber sur des patrons pas trop irrespectueux. Même s’il lui a quand même fallu renoncer à quelques heures sup’… Mais grâce à l’obtention de la nationalité espagnole possible au bout de deux ans sur le territoire ibérique, il peut travailler en direct avec les employeurs français comme tous les citoyens européens : « C’est mieux payé, avec les heures supplémentaires comptées et la cotisation à la sécurité sociale française. »
Autre jour, autre lieu. Sous une serre, Manuel, petit Equatorien trentenaire transpire de tout son corps… Avec son regard ténébreux et son débardeur collant échancré au maximum, il pourrait poser pour la presse masculine. Mais non : là, il plie son corps pour planter du fenouil à la chaîne avec ses collègues Rolando, Gloria, Maula et Mohamed, le seul Arabe que le patron a voulu garder. « Les Sud-Américains sont travailleurs, respectueux », confirme l’exploitant agricole. Après les Italiens, les Espagnols et les Maghrébins, le nec plus ultra de l’ouvrier agricole, c’est l’Equatorien ! Et tous les producteurs interrogés parlent de cette hiérarchisation raciste.
« Puis les Arabes, le problème c’est qu’ils manquent de respect et pendant le ramadan ils travaillent moins bien », lâche un autre exploitant agricole. Pourtant, c’est l’un des plus « social ». Il est de ceux qui ont claqué la porte à Terra Fecundis. Il passe maintenant par Réagir, un groupement agricole départemental proche du syndicat agricole majoritaire (FDSEA). Les prix à l’heure sont un peu plus chers, mais les pratiques plus réglos.
Les grosses exploitations, qui logent les ouvriers détachés sur place, sont plus difficiles d’approche. Sortir un appareil photo à côté des préfabriqués où sont entassés les ouvriers expose à l’arrivée furibarde de toute une famille d’exploitants agricoles. Après avoir frôlé l’incident, une discussion s’engage. « Ils veulent travailler, ils sont là pour ça !, se défend l’un des plus gros clients de Terra Fecundis dans le département. Un dimanche, nous voulions quatre volontaires, ils sont arrivés à cent ! Le soir ils ont encore tellement d’énergie qu’ils font des footings après le travail. Et nous investissons tous les ans dans les préfabriqués. Après on nous fait passer pour des esclavagistes ! » Et il est si facile de renvoyer les saisonniers quand les besoins sont moindres… Une flexibilité à toute épreuve ! « C’est impossible de trouver des Français qui veulent travailler dans les champs », plaide pour conclure l’agriculteur.
Un dimanche après-midi, Sifrid nous invite chez lui, dans son appartement au centre de Beaucaire, où il vit à cinq en haute saison agricole et seul dans le creux de l’hiver. Il raconte son arrivé en Europe : « Le premier jour, j’ai reçu un billet de cinquante euros contre trois euros quand je travaillais en Equateur. » Alors il y a de la marge avant de se plaindre ! Mais avec Latinos sin frontera, il souhaite maintenant informer sa communauté sur le droit du travail et des contrats « que personne ne lit avant de signer ». Et de garder espoir pour l’avenir : « On veut juste être considérés comme des êtres humains, pas juste comme des machines ! »
Eric Besatti, Tifenn Hermelin et Hélène Servel
Reportage publié dans le Ravi n°167, daté novembre 2018