L’altervillage aux irréductibles utopistes
Trois quart d’heure de petites routes après Sisteron, un panneau indique, « Eourres village piéton ». Voilà enfin, le bout du monde, à 1000 mètres d’altitude, aux confins de la Drôme, des Hautes-Alpes et des Alpes-de-Haute-Provence. Pour arriver jusqu’au village proprement dit – 120 habitants -, il faut emprunter un sentier. L’apaisant silence n’est troublé que par le chant des oiseaux, les cloches des moutons et l’écoulement d’une rivière. Un peu plus loin, des voix d’enfants. La récré ? Non, ce matin, c’est « Tap » (Temps d’activité périscolaire) et la mission est de construire un tipi avec des branches de saule.
L’école, de pédagogie Freinet et Steiner, existe depuis 30 ans. Elle est privée, mais a « un coût modique, 70 euros par mois. Beaucoup de gens viennent ici pour elle ! », assure la maire du village depuis 2001, Caroline Yaffée. Privée car cela a permis à la municipalité de choisir son instituteur explique Sita Lopez, en poste depuis 19 ans, proche de la retraite. Les effectifs varient de 10 à 20 élèves selon les années. « Une classe unique où les niveaux sont mélangés, c’est aussi un enjeu social où l’on essaie de cultiver la différence », avance-t-elle.
Sociocratie
Mecque de l’alternatif, ce village aux petites maisons en pierre semble quelque peu victime de son succès : même avec ses neuf yourtes, trouver un toit est devenu très difficile. D’où le projet de la mairie de construire neuf nouveaux logements. Ce qui n’a pas plu à tout le monde. Pourtant depuis 1980, l’ambition de la municipalité est d’ouvrir un maximum la décision politique aux habitants du village, de s’essayer à la sociocratie. Dans les faits, des réunions sont régulièrement organisées. Une par mois par le passé, aujourd’hui un peu moins. N’importe qui peut en initier une et mettre n’importe quel sujet sur la table. Des va-et-vient avec le conseil municipal aboutissent à une décision.
« Mais ce dynamisme, comme dans une association a ses hauts et ses bas », avoue Caroline Yaffée. Maire depuis 16 ans, elle se verrait bien passer la main à l’un de ses adjoints mais pas facile de trouver un remplaçant. Elle est arrivée à Eourres en 1979, au moment où une petite communauté – débarquée en 1975 alors que le village peuplé d’une dizaine de personnes se mourrait – se disloque. Fraîchement diplômée en aménagement du territoire et environnement, elle succombe et avec une petite équipe, dont son mari, retape un petit hameau devenu aujourd’hui gîtes, chambres d’hôtes et même camping. Grâce au maraîchage, l’endroit est presque autosuffisant.
Le village, qui a placé Jean-Luc Mélenchon en tête du premier tour de l’élection présidentielle avec un score énorme de 65 % (suivi par François Asselineau avec 14 %, 9 voix !), se distingue pour son dynamisme malgré ses 120 habitants. Apéro les mardis soirs sur la place, cours de danse, de yoga, salon de « fraternithé »… Au moins 7 ou 8 associations actives y sont installées. Une Biocoop est ouverte trois jours par semaine, une légumerie en libre service où la monnaie est laissée dans une boîte… Une « maison commune », la Fontaine, se propose d’accueillir les gens de passage et deux de ses habitants ont le projet de la faire racheter par la mairie, la retaper et la transformer en un lieu ouvert sur le village. Sorte de Woodstock local, un festival de musique est organisé chaque année…
Mélange des genres
Une ambiance qui donne forcément envie aux bobos citadins en quête de frissons soixante-huitards ! Un peu comme Dominique, un Suisse auparavant domicilié en Belgique, qui a racheté la maison de Michel Jonas (!) il y a deux ans et demi. A la tête d’un institut de formation, ils étaient avec sa femme à la recherche d’un village alternatif. Ils en ont visité plusieurs avant de jeter leur dévolu : « Avec ma femme, on a conçu un tableau excel pondéré pour faire notre choix. Et pour nous deux, c’est Eourres qui est ressorti à 200% ! », rigole-t-il. Pour lui qui est très investi dans le village, outre son dynamisme, c’est la diversité des gens qui lui plaît : « Il y a des anars, des militants, des fumeurs de pétards, des artisans, des artistes, des agriculteurs… Il y a 14 nationalités dans le village et ça fonctionne très bien. Ce n’est pas une communauté fermée. »
Le village est en zone grise pour la téléphonie (« Nous ne voulions pas d’antenne », explique la maire) mais il y a l’ADSL, qui permet à certains de travailler à distance. Le problème reste toutefois le boulot. « Il faut créer son activité, pas le choix », raconte Dominique. C’est ce qu’essaie de faire Michel Philippot, et sa femme Emmanuelle, arrivé de Belgique en vélo (!) il y a 10 ans. Passé maître dans l’art de l’éco-construction à base de terre sèche et l’autonomie de vie, il propose des formations au village grâce à son association Sens et autonomie. Mais, il attend – impatiemment – que la Région débloque des financements pour en proposer une de 9 mois et pouvoir en vivre décemment. « C’est un chouette village, c’est sûr. Quand on le fait visiter à des bobos, ils hallucinent ! Mais il y a aussi une part d’ombre, qui est normale : la vie d’un petit village avec ses conflits, ses histoires, son isolement etc. » On ne se refait pas. Mais quitte à choisir…
Clément Chassot
Enquête publiée dans le Ravi n°151, daté mai 2017. Ne manquez pas le numéro spécial « législatives » daté juin du Ravi (chez vous en vous abonnant ou chez les marchands de journaux en Paca)