Laissez passer les petits papiers
Bien sûr, il y a les grands noms. Capa et la guerre d’Espagne. Zola et son « J’accuse ». Et, évidemment, Albert Londres et ses reportages sur le bagne ou… Marseille ! C’est une évidence, journalisme et mémoire sont intimement liés. Et pas seulement parce que tout le monde se souvient de ce qu’il faisait le 11 septembre, au moment de la victoire des Bleus ou, plus récemment, lors des attentats… Pas de mémoire sans journalisme. Ni, a priori, de journalisme sans mémoire. Mais les liens entre les deux sont loin d’être simples. Et même parfois complexes. Voire conflictuels.
« Le journalisme c’est une histoire de transmission, souligne Michel Couartou, président du club de la presse de Marseille. Un journaliste, c’est un passeur. Presque – même si ça peut paraît ambitieux ou prétentieux – un messager ! Ce qui l’intéresse avant tout, c’est de rendre compte de quelque chose qui se passe, presque au moment où ça se passe. Même s’il y a aussi cette envie de décrypter les événements, son boulot, c’est de donner les faits, de rendre compte du présent, de l’instantané. »
Incarner le vide
Un boulot que connaît bien Laurent Berneron, un ancien du gratuit 20 minutes travaillant désormais pour une chaîne d’info : « Même si j’ai commencé en presse écrite, je me suis vite rendu compte que les images m’intéressaient énormément. Alors je suis passé à la télé. Ce qui me plaît, c’est que les images, c’est très expressif. Ça tape ! Pas besoin de beaucoup de commentaires… » Sauf qu’aujourd’hui, on a l’impression que les médias sacrifient tout au direct. Ce que reconnaît Laurent : « C’est le schéma que suivent les chaînes d’info. Aujourd’hui, le direct prime. C’est-à-dire que même si tu n’as pas d’info nouvelle, tu fais un direct parce qu’il faut "incarner" l’information. Et qu’importe si on répète la même chose depuis trois heures. »
Qu’il y ait, chez les journalistes, une appétence pour l’instantanéité est tout sauf une nouveauté. « Un journal, à peine publié, il est lu puis jeté. Ce que vous avez écrit n’existe plus, rappelle Michel Couartou. Les journalistes ne travaillent pas pour bâtir une mémoire. Personne n’en a conscience. Et encore moins l’ambition. » Mais pour celui qui officie aussi en école de journalisme, « le fondement du métier, ce n’est pas d’oublier ou d’occulter mais bien de trier. Le journaliste est un professionnel du traitement de l’information. Un "artisan". Il est entre la production d’informations, aujourd’hui de plus en plus importantes, et le lecteur. Il doit donc trier, traiter, recouper. La glaise, c’est l’information, et le boulot du journaliste, c’est de la sculpter… »
Sauf que d’autres critères entrent en compte. Comme l’explique Claudine Dreuilhe, une ancienne de Libé passée aussi par l’AFP, le premier filtre, c’est « le rédacteur en chef ». Or, comme le rappelle Laurent Berneron, « la presse, les médias, sont très parisiens. C’est un petit monde. Ils ont fait les mêmes écoles, ont les mêmes réflexions, les mêmes idées. » Et souvent les mêmes exigences : « Il faut que ce soit spectaculaire. Le cul, la violence, le foot, ça reste les fondamentaux. Et là, soit tu te casses, soit tu arrondis les angles pour garder ton emploi. »
Pire ! Au-delà (et au-dessus), il y a les propriétaires : « Il y a un lien très clair entre médias et pouvoir, estime Claudine Dreuilhe. Faut pas être naïf. Les personnes qui rachètent les journaux empêchent des informations de sortir. » Mais ce n’est pas sans risque. Comme le rappelle Laurent Berneron : « Vincent Bolloré a empêché la diffusion sur Canal Plus, dont il est propriétaire, d’une enquête sur le Crédit Mutuel. Résultat : France Télévisions a fait une enquête sur… la censure de Bolloré ! »
Amnésie et marronniers
Il n’empêche. La critique acerbe de l’un des interlocuteurs du journaliste David Dufresne dans son livre « Tarnac, magasin général » reste furieusement d’actualité : « Ce qui est marrant dans l’esprit du journaliste, et on pourrait penser que c’est le propre de la fonction du journaliste, c’est de faire semblant tous les jours de redécouvrir les horreurs de la veille, de toujours simuler une espèce d’étonnement. »
Le symbole, ce sont les « marronniers », ces sujets qui reviennent chaque année à la même période et où les journalistes s’étonnent, à chaque fois, comme s’en amuse régulièrement l’association de critique des médias Acrimed, qu’il neige en hiver ou qu’il y ait des bouchons pour les départs en vacances. Michel Couartou ne se sent pas vraiment concerné : « Le boulot que je fais au Moniteur n’a rien à voir avec celui d’un reporter d’Arte ou de David Pujadas sur France 2, même si on s’appelle tous journalistes. » Mais Laurent Berneron comprend parfaitement cette critique : « Le fait que les outils de diffusion sont instantanés, qu’il faille en permanence renouveler, alimenter le buzz, cela contribue à ce que le journaliste n’ait plus de mémoire car une actualité en chasse une autre… » Mais, justement, pour lui, c’est ce qui oblige le journaliste « a en avoir, de la mémoire. Car, en face, les gens, avec internet, sont hyper au courant. Et hyper réactifs ! »
D’où l’intérêt, paradoxalement, pour Claudine Dreuilhe, quand on est journaliste, de faire croire qu’on n’a pas de mémoire. Ou, en tout cas, rien compris : « Quand quelqu’un traite de sujets très complexes, très pointus, poser une question "bécassine", dire " j’ai rien compris", cela l’oblige à donner une explication plus claire. Au journaliste. Et donc au lecteur. C’est ça, être journaliste. Ça permet aux timides de poser des questions. Et aux curieux de comprendre. C’est comme un pass. » Une histoire de transmission, donc. Et d’engagement, souvent.
Marie Gall (avec S. B.)
Cet article a été publié dans le Ravi n°141, daté juin 2016. Il a été rédigé par des étudiants de la licence « Sciences & humanités » (fac St Charles Marseille) dans le cadre d’un projet autour du thème de la « mémoire » piloté par Sébastien Boistel , journaliste au Ravi.